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Je repasse en seconde séance pour un nouveau récit de tu ramènes : la voiture, le numéro minéralogique que voici, le 23 juillet de l’an de grâce 1973, et t’essaieras et t’essaieras.

Ce qu’il y a de fascinant chez cette personne, c’est son physique, certes ! Mais il est transcendé par une formidable intelligence. Ce regard qui éblouit par sa lumière et ses couleurs se plante dans le vôtre et va capter vos pensées les mieux embusquées.

Dès que j’ai achevé mon exposé, elle murmure :

— Primo, dans les voitures de service, les Cadillac sont réservées aux directeurs de la compagnie. Depuis la fondation de notre maison, ceux-ci sont au nombre de trois. L’établissement a été créé en 1971. Je puis vous dire les noms des trois chefs placés à la tête des trois divisions.

Elle va prendre un livre richement relié, comme seuls les Suisses et les Ricains savent en réaliser pour célébrer la gloire et le prestige d’une entreprise. Couverture plein cuir au sigle de la société, papier couché, photos couleurs, lettrines artistiques.

Après la page de préface du Président Richard Nixon, après la profession de foi d’un certain Archibald H.G.W. Greenpeace, s’étalent trois photos en médaillon placées en triangle. Celle du haut représente Stanislas John Leczinsky, président-directeur général, beau con au regard de boxer bringé, grassouillet et blondasse. Au-dessous, à gauche, je te présente Steve Hooverhoufermer, directeur du service de privatisation, un gars à bouille d’éleveur de chevaux qui doit jouer au golf et manger des cornes-flasques à son petit déjeuner. Il ressemble à Lee Marvin à jeun. A droite, Diego de la Puente, un arriviste brun, au regard incisif, lequel occupe les fonctions de directeur du service de détergence.

— Ces trois directeurs ont changé depuis, et même leurs postes ont été occupés par plusieurs personnalités successivement, m’annonce miss Anita.

— Vous causez français, mon chou ? lui demande Béru à brûle-parfum (y en a marre de toujours faire cramer les pourpoints).

— Très mal, répond la ravissante avec un adorable accent.

— C’est very dommage, my love, biscotte j’eusse t’eu many choses à vous bonnir, déplore l’Enflé-de-partout.

Mais elle paraît peu réceptive aux madrigaux, tout au moins à ceux du Gravos.

— En tout cas, fais-je, vous estimez que c’est l’une de ces trois personnes qui a dû utiliser la Cadillac ce 22 juillet 1973.

— Sans aucun doute. Attendez, je vais même pouvoir vous indiquer laquelle.

— Vraiment ?

— En juillet et en août, c’est les vacances. On est un peu en effectifs réduits ici, et davantage en juillet qu’en août, à cause de l’Indépendance Day, le 4 juillet, que chacun tient à aller passer parmi les siens. Durant cette période, il ne reste qu’un directeur en service pour assumer la bonne marche de la compagnie.

— Youpi, fais-je, vous allez donc pouvoir vérifier, en consultant (du Maroc) vos archives, lequel de ces messieurs se trouvait de permanence à Zurich ?

— Exactement. Seulement cela va faire l’objet d’une petite enquête et il faut me laisser un peu de temps.

— Qu’appelez-vous « un peu de temps », mademoiselle Anita ?

— Jusqu’à la fin de la journée.

— Puisqu’il le faut.

On se défrime. Elle a beau se faire un visage impénétrable, la mademoiselle Miss, quelque chose me dit que je ne la laisse pas indifférente. Je sens cela à la légère lueur de lumignon qui brille dans son fond d’œil, comme une loupiote de tabernacle.

— Il est, je pense, indiscret de vous demander la raison de cette enquête, monsieur le commissaire ?

Ah ! les femmes ! Des petites curieuses, toutes. Ça les grattouille de savoir le pourquoi et le comment des choses.

— Je pourrais me retrancher derrière le secret professionnel, dear Anita, mais j’ai une honnête proposition à vous faire : dînons ensemble ce soir. Vous m’apporterez le renseignement que j’attends et moi, en témoignage de gratitude, je vous raconterai l’essentiel de cette histoire.

Elle ne sourit pas, réfléchit deux secondes au moins et murmure :

— D’accord.

— Je connais à peine Zurich, avoué-je, pouvez-vous m’indiquer un établissement digne de nous alimenter ?

— Eh bien, il y a un très bon restaurant italien dans Lékrustrasse : le Tupeutla, tenu par Pietro Dacco de Roma.

— Huit heures, ça vous convient ?

— Parfaitement.

Je m’incline, cérémonieux un rien. Période d’apprivoisance, piges-tu ? Mettre en confiance ; le côté main au cul sera pour plus tard. Au début, Lulu, c’t’ un conseil gratuit que je te donne : humour léger, politesse exquise, vocabulaire châtié, popaul tenu très court en laisse. Le bécébégisme, y a rien de mieux pour attaquer une frangine. Après, quand tu la calces, tu peux y aller à mach 2 dans les verdeurs. La traiter de pétasse, de truie en rut, de basse salope et toutim, ce serait des madrigaux…

Dis-moi, beau grenadier,

à quoi te sert ce membre ?

Moktar et Adélaïde habitaient deux étages au-dessus de leur café, un appartement de deux pièces-cuisine qui ne se signalait pas par une trop grande propreté. Le logis bordélique était meublé chichement et encombré de linges sales. Il y en avait sur tous les sièges, non seulement dans la chambre, mais également dans la salle à manger et la cuisine. Quand ils voulaient s’asseoir, ils attrapaient une brassée de chemises sales, de slips souillés, de chaussettes puantes et la déposaient par-dessus un autre tas lestant une autre chaise.

Les coups de balai, c’était pour les grands jours, lorsqu’il leur arrivait d’inviter des potes à festoyer. Mais « faire » le ménage ne mobilisait pas trop leur énergie. Ils ressentaient, sans le savoir, une confuse volupté à vivre dans leur crasse, s’enivrant de leurs exhalaisons.

Après avoir fermé leur café, vers minuit, ils grimpaient chez eux, avec la recette de la journée enfermée dans une vieille sacoche de cuir. Et alors ils se confectionnaient un frichti de style maghrébin car Moktar, malgré sa moralité douteuse, observait les règles du Coran, à cela près qu’il buvait de l’alcool, mais du whisky exclusivement parce qu’il sortait d’une céréale et non de l’infernal raisin.

Ce soir-là ils « montèrent » un peu plus tard que d’ordinaire, ayant eu une tablée de francs-buveurs qui ne parvenaient pas à quitter leur bistrot et dépensaient largement, ce qui incite des commerçants à la patience.

Moktar fit passer la recette de la sacoche de cuir à la boîte vide d’Ovomaltine qui leur servait de tirelire avant qu’ils n’aillent déposer l’argent à la banque. Après quoi, il se servit un whisky dont nous tairons la marque car nous n’introduisons jamais de publicité dite « rédactionnelle » dans notre prose, laquelle est parfois à louer mais jamais à vendre.

Pendant ce temps, la grosse Adélaïde avait ceint un tablier de cuisine pour préparer le repas. Elle chantonnait La Bohème, de Charles Aznavour, chanson pour laquelle elle avait une dilection (amplement méritée).

Elle en était à la strophe « Montmartre en ce temps-là accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres », quand il se produisit un fait singulier. La porte de leur chambre s’ouvrit et un homme parut, silencieux comme ce que vous voudrez, et même davantage encore. Il faisait si peu de bruit qu’on eût dit un film dont on a coupé la bande sonore.

Moktar lui tournait le dos et dégustait son (non, nous ne dirons pas le nom) avec satisfaction. Mais, depuis sa cuisine, la tenancière voyait l’homme, et l’homme la regardait en souriant. C’était un très beau garçon, blond à la chevelure bouclée serré, ce qui lui composait une espèce de casque. Il portait un pantalon bleu marine, une veste de cuir grise, une chemise de soie blanche à fines rayures bleues. Adélaïde, malgré sa trouille, songea qu’il était beau mais terrifiant, à cause de son regard qui faisait penser à la mort ; et aussi, bien sûr, du fusil-harpon pour pêche sous-marine qu’il tenait sous le bras, avec un doigt enroulé à la détente et la flèche indicatrice braquée sur le dos de Moktar.