— Tu cherches l’assassin ? me chuchote une voix.
Je découvre à mon côté le commissaire Bavochard de la Sûreté de Chambéry. On s’est connus jadis, je ne me rappelle plus dans quelles circonstances extrapolicières. Un congrès, peut-être. Le roi du calembour sous-cutané, de l’à-peu-près lamentable. Je me demande si le « Bonaparte manchot », ça ne serait pas de lui, de même que le fameux « comment vas-tu Yaudepoêle ». On ne prête pas qu’aux riches, mais également aux pauvres. Je lui presse les cinq francfort poilues qu’il me tend devant les larges miches d’une charcutière en prières.
— Content de te voir, assuré-je, sincère.
— Moi s’aussi-son-de-Lyon ! rétorque l’incorrigible.
— Tu t’occupes de l’enquête ?
— Tu crois que c’est pour écouter chanter l’Ave Maria de Gounod par dix connasses imbaisées que je suis ici ?
Il a toujours sa bonne bouille rubiconde, avec des paupières gonflées comme des ventres de crapauds. Son péché pas tellement mignon, Bavochard, c’est le Pastis 51. Il s’en cogne une trentaine par jour, par petites doses qu’on appelle ici « mominettes ». Il porte un costard marron à carreaux qui le grossit, une chemise à col ouvert, dans les tons jaune-pisse. Signe distinctif : il se trimbale toujours une douzaine de stylos dans la poche supérieure de son veston, laquelle est soulignée d’une traînée bleuâtre. Ce que je raffole, chez lui, c’est sa coupe de cheveux. Comme il a le tif raréfié, il ramène tout en avant, Bavochard, style Néron ou César, je sais plus bien. A première vue (éloignée) tu croirais qu’il a le chef ceint de lauriers. Sa trogne rubescente là-dessous, ça mérite le détour ; d’autant qu’il a de tout petits yeux de goret sur le point d’escalader sa truie préférée.
— On devrait aller se taper une momi, chuchote mon estimable confrère, je compte pas trop que le meurtrier fasse un numéro à l’enterrement de sa victime.
— D’acc, mais auparavant je voudrais repérer ma vieille. J’arrive du Brésil et elle était déjà partie pour les funérailles.
— Vous étiez parents avec Thomas Dugadin ?
— Il s’était mis à la colle avec la sœur aînée de ma mère, jadis.
— Ah ! alors c’est pour ça, murmure le commissaire comme se parlant à soi-même.
— C’est pour ça quoi ?
— Je te raconterai quand on sera à l’air libre ; je vais t’attendre au bistrot de la mairie, moi les services religieux me foutent les boules, je suis pas agnostique, mais claustrophobe.
Ce serait plutôt qu’il est en manque, mon pote ! Le Pastis 51, il va le consommer en intraveineuse un de ces prochains jours.
Juste à cet instant, l’enfant de chœur drelindrelingue et l’assistance s’agenouille. Je reste debout pour mieux balayer le secteur. J’avais vu juste : m’man est derrière le pilier du fond, sous la statue de saint Joseph. Je la rejoins le plus délicatement possible. M’agenouille à son côté en bousculant un peu Mlle Valentine Laruelle, soixante-quatre ans, sans enfants, pied-bot, tache de vin pleine poire, regard bigleux, bec-de-lièvre : un cas !
Abîmée dans ses ferveurs, elle ne s’aperçoit pas de ma présence, Féloche. Le regard clos, elle en écrit un saladier sur le cahier des implorations. Je te parie qu’il doit être question de moi. Elle Lui supplie de fond en comble de me protéger de tous maux, le gentil Seigneur. Pas qu’Il ait d’inadvertance avec ma pomme, jamais ! Toujours Sa protection pleins feux sur le bel Antonio. Ça, elle Lui demande avec des mots que je devine superbes d’humilité et d’amour. Oh ! oui, Seigneur, écoute-la ; écoute-la bien et fais pour elle ce qu’elle Te réclame pour moi ! Amen.
Au bout d’un moment, je murmure imperceptiblement à son oreille :
— T’es belle quand tu pries, tu sais !
Elle a un sursaut, rouvre les yeux, me capte en tout grand et balbutie d’une voix fabuleusement soulagée :
— Antoine…
Un alexandrin, presque ! La manière qu’elle balance mon blaze, m’man.
— Je suis rentré à temps, tu vois.
Un baiser sur les fins cheveux qui pendent sur son oreille.
— On se retrouvera à la sortie du cimetière, mon collègue de Chambéry m’attend.
Je m’esbigne. Les chants reprennent à tout berzingue. Gloire ! Gloire à ce con d’oncle Tom qui s’est laissé torturer et pendre par les pieds comme une vieille chauve-souris qu’il était.
Bavochard a déjà liquidé deux momis (mominettes).
— J’ai éclusé la tienne en t’attendant, explique-t-il après avoir enregistré mon coup de périscope aux deux godets vides. Faut les boire très fraîches, sinon ça écœure. Deux autres, patron !
Avec sa face rouge et sa chemise jaune, il ressemble au drapeau espagnol.
Bon flic, si j’en crois ses états de service et sa répute. Un brin pantoufle, ça, sûrement. Il aime son beau pays savoyard, ses potes, les mâchons, la pêche sur le lac d’Aiguebelette et sa maison qu’avec son humour consommé il a baptisée « Le poteau rose ».
Le taulier, un petit brun transalpiné de la dernière génération, renouvelle les momis. Il paraît distrait, cet homme, mais en réalité, il visionne la télé qui retransmet les prouesses de Boum-Boum Becker à Ouimebledonne.
— Alors ? me fait Bavochard.
— Alors ? je lui rétroque (je préfère écrire « rétroque », c’est plus marrant).
Nous voilà partis dans le Dialogue des Carmélites ! On ne sait plus par quel bout s’attraper.
— J’ai cru comprendre que tu avais quelque chose à me dire, Gaston ?
— Drôle d’affaire, commence mon collègue en s’entiflant sa dosette de perniflard 51 recta, comme s’il s’agissait d’un médicament à expédier d’urgence.
Il poursuit après avoir clapé de la menteuse :
— Nos crimes paysans, ordinairement, sont plus simples. Le garçon de ferme qui viole une gamine, les voisins en vendetta qui se balancent quelques volées de 12, la fermière putassière qui fout de l’arsenic dans la soupe de son bonhomme… Je pourrais te dresser une liste exhaustive des meurtres campagnards. Là, c’est à la fois sadique et mystérieux.
— Vraiment ?
— Bouge pas !
Il va pêcher sous la table un vieil attaché-case en carton véritable dont les fermoirs quincailleux ne ferment plus et qu’il maintient clos à l’aide d’une vieille ceinture à lui. Mon pote Gaston dénoue la lanière de cuir et dépone sa boîte de Pandore. Il sort une enveloppe format 18 × 24 en papier kraft et me la tend.
— Les photos de l’identité judiciaire…
Ayant soulevé la languette, j’extrais quatre clichés pas piqués des hannetons. Le premier représente un plan général de l’oncle Tom suspendu par les pieds. Sa tête n’est qu’à dix centimètres du sol et ses bras traînent sur le plancher. Peut-être a-t-il essayé de prendre appui pendant un bout de temps. Mais le sang descendant à son cerveau lui a fait perdre conscience. D’autant qu’il était sérieusement blessé. Il est sanglant, le pauvre vieux, avec des lambeaux effroyables qui pendent de son corps. Le deuxième cliché est un gros plan de son visage. Quelle abomination ! On lui a détaché les joues au rasoir : des ailes du nez jusqu’aux oreilles, si bien que la chair s’est rabattue et qu’on le voit tête de mort avant la lettre, tonton. On a découpé son pantalon dans la région du sexe et ouvert la peau de son ventre depuis le pubis jusqu’au nombril. Peu à peu, sous le poids, ses entrailles sont sorties par la brèche. En outre, on lui a fendu la bite en deux comme une banane. Les deux autres photos sont des plans rapprochés de ces mutilations.