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On ne peut pas s’attendre à une telle apparition ! Tu connais Clérambard, la fameuse pièce de Marcel Aymé ? Non, puisqu’on est inculte de père en fils dans la famille. Tant pis, je retrousse les manches de ma machine à écrire et je te dépeins l’homme qui vient m’ouvrir le portail. Un vieillard très grand, très maigre, très chauve avec toutefois une couronne de cheveux blancs qui s’ébouriffent autour de sa tête qu’elle semble emballer. Un visage aristocratique. Le nez long et tortueux. Le regard sombre. Une moustache effilée, quasi dalienne, savamment teinte en noir, ce qui crée un anachronisme par rapport à la chevelure de neige. L’arrivant porte une robe de chambre qui lui tombe jusqu’aux pinceaux chaussés de mules vernies.

Illico, je me dis en le voyant que si ce personnage est suisse, moi je suis cambodgien.

Il me questionne sur l’objet de ma visite, du moins le supposé-je.

— Parleriez-vous un dialecte plus accessible à des oreilles latines, monsieur ? je lui questionne en français.

Son visage sévère se détend.

— Grands dieux oui, monsieur. Et avec grand plaisir car je suis italien.

— Moi français, comme vous l’entendez.

— Vous prétendiez être de la police ?

— Voici la preuve de ce que j’avance.

Je lui tends ma carte. Il la refuse avec distinction, pour témoigner qu’il me fait confiance. Je lui place le petit couplet de la confusion pour la visite tardive qui, que, quoi, dont, où…

Nouveau geste mousquetaire. Sa main diaphane achève sa trajectoire à la hauteur de mon extraordinaire nombril.

— Armando Bellazzezzeta, se présente-t-il.

Je presse avec onction les quatre crayons.

— Commissaire San-Antonio. Accepteriez-vous de m’accorder quelques minutes de conversation, signore ?

— Mais volontiers.

Il me guide au perron, me fait entrer dans la demeure patricienne dont la sévérité a été « corrigée » par un décorateur américain. Il en résulte une sensation de porte-à-faux, comme si on meublait en Louis XV un sous-marin nucléaire. C’est coloré, un peu extravagant et d’un confort douteux. Quant au goût, il n’était pas prévu sur le devis.

A la lumière adgiornesque balancée par des spots en tas[8], je mesure combien mon hôte est un être singulier et inattendu.

— Signor Bellazzezzeta, fais-je, avant de vous révéler l’objet de ma visite, puis-je vous demander quel rôle vous jouez dans cette Résidence de l’A.B.C. ?

Il sourit triste.

— Le mot rôle est tout à fait indiqué, monsieur le commissaire. Effectivement, je joue un rôle, ce depuis plus de quinze ans. Je joue le rôle d’un majordome ou assimilé, moi qui suis comte et dont les aïeux possédaient un hôtel à Rome, un palais à Venise, un château dans l’Ombrie et une maison de vacances à Capri avant qu’un imbécile nommé Armando Bellazzezzeta ne perde tout cela au jeu.

Il écrase un pleur.

— Un vers de Ruy Blas me revient sans cesse, monsieur le commissaire : « Triste comme un lion rongé par la vermine. » Le lion, c’est moi ; la vermine c’est le vice du jeu qui m’oblige de finir mes jours sous la livrée d’un serviteur de luxe.

Re-larme qu’il tue dans l’œuf de son orbite, comme l’écrit Maurice Schumann dans son roman intitulé : Saute ! C’est pas ta mère !

— Si je comprends bien, vous vous occupez de cette demeure ?

— J’en suis le manager, comme disent ces affreux yankees pour qui la goujaterie est un sacerdoce.

— Vos fonctions consistent en quoi, au juste ?

— A accueillir les hôtes de passage, à veiller sur leur confort.

Il ricane et désigne l’environnement.

— Ils croient que c’est cela le confort, cela le luxe, cela la classe ! Vous vous rendez compte ? Mais, monsieur, je préfère les Soviets. Le Kremlin est plus noble que ce bazar !

Il pleure une lichouille, et la larme va bon train sur sa joue parcheminée car il l’a versée à l’improviste, sans s’en apercevoir.

— Monsieur le comte, vous ne voyez pas d’objection à ce que je vous interroge ?

Il chope mes mains comme tu attrapes une mouche, vlan ! Les pétrit.

— Commissaire ! RIEN ne peut m’être plus agréable. M’interroger ? Mais c’est un bonheur que je n’attendais plus. Depuis des années, des années et des années, on ne m’écoute plus. Le drame de l’âge, mon ami. A compter de soixante-cinq ans, vos déclarations comptent pour du beurre. Il est inutile que vous preniez la parole ! Entre ce que vous dites et le silence, il n’existe aucune différence ! Un vieil homme n’atteint plus les tympans d’autrui. Il peut crier, cela ne change rien. Au début de ce que je considérais comme un phénomène, je ne comprenais pas. Je montais le ton, je lançais des « permettez ! » angoissés. Mais « ils » n’écoutaient pas, « ils » ne permettaient rien. Le naufrage commençait. Le dur naufrage dans cet océan qu’est l’indifférence. Nous mourons tôt, mon ami ! Nous sommes finis longtemps avant de cesser. Alors quand vous vous inquiétez de savoir si votre interrogatoire m’importune, je me claque les cuisses. Que peut-il m’arriver de plus précieux, de plus vivifiant que des questions, quand bien même, comme je le prévois, elles ne me concernent pas directement ? Demandez, commissaire ! Demandez ! C’est de l’oxygène que vous m’apportez ! Je suis prêt à mendier des questions, moi. A mon âge, on n’a plus peur d’être lâche !

Singulier personnage qui va enrichir ma collection d’hurluberlus. J’adore épingler, au gré de ma route et des rencontres, quelques-uns de ces types en marge des routines et des sempiternelleries. Des êtres qui semblent venus d’ailleurs, provisoires, délicieusement fous et riches de cette folie.

— Donc, vous êtes le majordome de cette résidence depuis que l’A.B.C. l’a acquise pour servir son prestige, mon cher comte ?

— Donc, oui, mon brave commissaire. Cette sinécure m’a dépanné à un moment critique de ma gueuse d’existence ; depuis lors, on semble m’avoir oublié ici. J’y fais de mon mieux ce que l’on attend de moi et je perçois un traitement confortable qui me permet de soigner les maux inhérents à mon âge.

— Gardez-vous en mémoire les hôtes qui défilent dans cette demeure ?

— Peut-être pas tous, mais je crois en effet me rappeler la plupart.

— Si je vous lance un nom : Silvertown ?

— Je vous réponds que c’est celui d’un homme pas commode, froid comme la glace, dur comme l’acier et aussi sympathique qu’une crise d’eczéma.

— Il a séjourné chez vous en ?…

Le noble vieillard gamberge très peu de temps.

— 1973, déclare-t-il.

— Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde, monsieur Bellazzezzeta.

Un instant s’écoule.

— C’est sur votre propre initiative que vous venez me trouver ? demande-t-il.

— Mlle Anita me l’a conseillé.

— Ah ! cette belle femelle aux yeux glauques ! Malgré les ans je me sens assez vert pour lui prouver l’ardeur des sentiments qu’elle m’inspire.

— Je n’en doute pas, comte. L’âge n’est qu’un prétexte invoqué par les impuissants ; il n’a pas prise sur les hommes de tempérament.

— Bien dit ! approuve Bellazzezzeta, satisfait.

Il me cligne de l’œil.

— Si je vous disais que j’exerce un droit de cuissage sur les soubrettes que j’emploie ici ! Rassurez-vous, je ne les surmène pas, mais j’aime à satisfaire mes élans quand, au détour de la journée, ils me saisissent. Généralement, elles sont dociles. Elles savent ce qui les attend en venant proposer leurs services. Ça se dit vite ces choses-là. Nulle n’ignore en gravissant le perron que le vieux comte aura deux mots à leur dire. Ma réputation me prépare le terrain, m’évite des travaux d’approche toujours sots et dégradants.

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8

Attention ! Jeux de mots ; mets pas le pied dedans !