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— Ki kouyou baraka ! susurre Jérémie.

Sa souffrance et sa faiblesse sont telles qu’il ne parvient à s’exprimer que dans son dialecte originel.

Je me tourne vers Ramadé :

— Que dit-il ?

— Que ça s’est passé très vite ; il a été frappé par surprise. Dans un brouillard, avant de perdre conscience, il a cru voir un homme, grand, blond, avec les cheveux frisés serré, traduit-elle fidèlement.

— Kiwi barabo, reprend M. Blanc.

— Que dit-il ?

— Il voudrait que vous lui racontiez la suite de l’enquête. Il est navré de ne pas pouvoir la continuer, mais il veut qu’on le tienne au courant.

— J’ai peur de le fatiguer ! objecté-je.

— Baboué nouyé go, murmure l’inspecteur Blanc.

— Que dit-il ?

— Que vous êtes un enculé de flic de merde à toujours compliquer les choses et que s’il veut savoir, c’est qu’il peut écouter. Il déteste que vous le preniez pour une gonzesse, mon vieux !

— Très bien, chère Ramadé, je vais donc lui dresser mon rapport.

Je m’assieds au chevet de Trompe-la-Mort et lui narre en long, en large, en travers et en Gévacolor les événements, faits et incidents qui se sont produits depuis sa mise à l’horizontale. Il m’écoute, son regard béant fixé au plafond. Lorsque j’ai achevé mon récit minutieux, il continue de mater le plâtre blanc où deux mouches salaces s’enlacent et s’en mettent plein les baguettes. Dort-il ? Est-il inconscient ? Je m’apprête à lui tâter le pouls lorsqu’il murmure :

— Zikono Silvertown kaloubouré ?

— Que dit-il ?

— Il demande si vous avez fait établir le culcul-d’homme vitré de Silvertown.

— Naturellement, Mathias s’en occupe.

— Boutabou Lyon houllal ! jette le blessé.

— Que dit-il ?

— Il demande si la police lyonnaise a reçu le signalement de l’homme blond et si elle va surveiller les gares, l’aéroport et les hôtels.

— C’est l’évidence même !

— Zibzob nakoué ? insiste Jérémie.

— Que dit-il ?

— Il demande si vous avez pris quelqu’un avec vous pour continuer l’enquête.

— J’ai fait venir Bérurier, comme vous le savez, fais-je, après une hésitation, sachant que je vais sans doute attiser la jalousie de M. Blanc.

— Houbongu salo krado Béru ! soupire effectivement mon ami noir.

— Que dit-il ?

— Il dit que la suite de l’enquête vaut 14 sur 20, mais qu’il vous retire 2 points pour avoir choisi Béru, alors ça ne fera que 12, voilà ce qu’il dit. Et maintenant faut peut-être lui foutre un bon Dieu de paix, monsieur commissaire, j’ai pas envie que mon homme il retourne dans le trou à mort d’où je l’ai tiré, mon vieux. Pas envie du tout !

En roulant en direction de Lyon, je compose, depuis ma tire, le numéro de la maison, prendre des nouvelles de ma Féloche. Au moment où elle décroche, je perçois une forte détonation qui m’alarme (à l’œil !).

— Une bombe, m’man ? meuglé-je.

— Non, ce sont les petits Noirs des Blanc qui ont renversé la grande garde-robe de ma chambre.

— Ça se passe comment avec la tribu ?

— Des moments difficiles, avoue ma chère femme de mère, car ils sont plutôt turbulents. Mais ils ont bon cœur.

— Il reste quoi d’entier à la maison ?

— Plus grand-chose, convient-elle, nous ferons remettre tout ça en état par le père Baguenaude, le vieux menuisier de la rue des Siphons. Mais il vaut mieux attendre que ces enfants soient rentrés chez eux. (Elle murmure :) Tu ne sais pas la nouvelle ? Maria est amoureuse…

J’avale ma pomme d’Adam en trois exemplaires ; elle est pointue de partout.

— Ah ! bon ?

— Imagine-toi qu’elle travaille en robe de soirée. Toute sa paie passe en toilettes. Elle a décidé de ne plus envoyer un sou à son vieux père paralysé au Portugal. Je lui ai demandé la raison de cette révolution, elle m’a dit qu’elle était amoureuse de quelqu’un de la haute société.

Le « quelqu’un de la haute société » toussote, gêné. Je savais bien qu’on ne doit jamais s’attaquer aux domestiques. Voilà qu’il dégénère, mon coup de reins intempestif. Ça lui a déclenché la folie des grandeurs, à miss Poilaupattes.

— Si elle débloque trop, sépare-t’en, m’man, conseillé-je avec une superbe lâcheté. Faut pas garder quelqu’un qui se met à délirer.

— Oh ! penses-tu ! proteste Félicie. Elle continue de très bien faire son travail.

Bisou miauleur. Je raccroche sur un tintamarre de casseroles virgulées du haut de notre escadrin.

Béru paraît somnoler, mais je sais qu’il pense. Peu, mais il pense. La chose lui arrive uniquement au plan professionnel. Il a renversé le dossier de son siège, allongé ses paturons au max et rabattu son bitos sur sa bouille.

— T’espères sérieusement redresser ton mec à Lyon, Tonio ? demande le Fabuleux avec tellement de scepticisme dans la voix que je devrais écrire sa réplique à l’envers.

— Je vais essayer. Car il détient l’objet recherché et je souhaite le récupérer au moins autant que lui-même.

— Pas fastoche. Ce gars-là c’est un pro. Un zigus qu’a du chou à plus en pouvoir. Des moiliens, aussi.

— Le gendarme qu’il a braqué sur l’autoroute, assisté d’autres témoins, aide à fignoler son portrait robot qui passera, dès ce soir, dans le journal télévisé des trois chaînes et qui s’étalera demain dans tous les baveux. Par Avis on a son identité, du moins celle qu’il a fournie au moment de louer la Volvo. Ses empreintes ont été relevées sur le volant de ladite ; bref, il baigne dans un somptueux merdier, tout diabolique qu’il puisse être.

— D’acc, mais tout ça il le sait ! Compte sur lui pour sortir l’grand jeu, mec. Cézarin, c’est du pas ordinaire, tu le sens bien ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est rien.

— Alors si c’est rien pourquoi c’est là ?

— Pour rien !

Stephen Black, nous l’avons mentionné quelque part (nous ne nous souvenons plus où, mais ça l’a été, inutile de nous chercher des rognes, nous ne nous laisserons pas faire) possédait des points de chute un peu partout dans le monde. Il devait en avoir mémorisé un bon millier, sinon davantage. Ceux-ci étaient d’un genre tout à fait particulier : ses correspondants de secours ne le connaissaient pas et ignoraient jusqu’à son existence. Pourtant, ils étaient disponibles à cause de petits trucs que Black savait sur chacun d’eux. Des informateurs répartis sur la planète moissonnaient à son profit, et lui transmettaient des « dossiers » brûlants. A ses nombreux moments dits perdus, le tueur les potassait et les apprenait par cœur car il était doué d’une mémoire d’ordinateur.

Durant son trajet en chemin de fer, dans un wagon de première classe, il avait exploré son « fichier mental ». A Lyon, il disposait de deux « correspondants » potentiels. Une fois débarqué à la gare de Perrache, il consulta un plan de la ville et opta pour celui dont le domicile était le plus proche.

Il s’agissait d’un certain docteur Vagiturne, habitant place Carnot, c’est-à-dire pratiquement au pied de la gare.

Le soir tombait. Cette noble ville qu’on appelait jadis « la Cité de la Soie » et que mon cher Francisque Collomb gère de main de maire frémissait dans des grisailles encore marquées de mauve. Black quitta l’effroyable blockhaus à travers lequel s’effectue le trafic Paris-Midi et qui garde toute sa honte architecturale bien qu’on l’ait peint d’un rose ocré de sorbet. Jadis, une large avenue nommée cours de Verdun, accueillait les « vogues », c’est-à-dire les fêtes foraines, et des « pieds humides », à savoir des buvettes, servaient le beaujolais, le côtes-du-Rhône et le mâcon blanc aux promeneurs qui avaient du mal à charrier leur pauvre foie surmené. Mais l’étrave de l’existence fend des flots de plus en plus saumâtres et pollués. Les villes et les paysages, de plus en plus défigurés, souillés, démantelés, finissent par contracter cette maladie honteuse qu’est la marée humaine. L’homme se multiplie dans une hystérie de laideur et fonce aux abîmes en saccageant ce que Dieu lui avait proposé de plus harmonieux.