— Sacré travail, hein ? murmure Bavochard en enjoignant au taulier de ramener deux autres mominettes, vu qu’il vient de boire la mienne pour la seconde fois, me jugeant trop peu empressé à le faire.
— Il y a de la haine là-dedans, fais-je. Ou bien le tortionnaire du vieux est un fou, ou alors c’est un gazier qui lui en voulait abominablement. Et les lieux, dans quel état se trouvaient-ils ?
— A l’unisson. Un vrai carnage. Tout était brisé, éventré, saccagé. Je ne parle pas de l’habitation elle-même, mais également des dépendances. On avait tué sa vache et ses chèvres, creusé le sol de l’écurie par endroits.
— Ce qui prouverait que le père Dugadin n’a pas révélé la cache de son magot, si toutefois il en avait un. Sinon on n’aurait pas fait des fouilles en différents endroits.
— Très juste, Auguste. Mais tu sais que nous l’avions pensé avant toi, lamatelas ?
— C’est indiscret de te demander où vous en êtes de l’enquête ?
— D’autant moins indiscret qu’elle est au point zéro, mon cher ! Tu sais que la ferme du vieux est éloignée du village et également du chemin vicinal qui y mène. Trois cents mètres d’ornières, un boqueteau en écran. Les conditions idéales pour tourner un remake des Chauffeurs de la Drôme. On a relevé des traces de pneus, et on pense qu’il s’agit d’une Renault 25, tu sais cette bagnole qui se permet de t’engueuler si tu as mal claqué la portière. Aucune empreinte. Le rasoir ou le scalpel ayant servi au charcutage de ton brave oncle a été emporté par le ou les agresseurs. Même la date du crime est approximative. Selon l’autopsie, celui-ci remonterait à jeudi ou vendredi de la semaine dernière.
— Bon Dieu, fais-je en tapotant la photo qui montre l’oncle Tom suspendu, il a saigné comme cent cochons, le pauvre bonhomme l Vise cette flaque de sang sous lui ! Son meurtrier a pu évoluer sans mettre un bout de pied dedans ?
— Il faut croire.
— Et ta R 25, personne ne l’a retapissée dans ce bled ?
— On se couche tôt dans les petits patelins, soupire Bavochard. Mais bordel, qu’est-ce que tu attends pour boire ta momi ! Tu préfères une bière ?
— Celle de l’église me suffit.
Comme pour souligner ma saillie, les cloches se mettent à toutevoler. C’est la fin du service religieux. A présent, on va tirer Thomas Dugadin jusqu’au trou final. Y aura probablement une allocution quelconque d’un président quelconque de société quelconque. Voire du maire ! C’est ça, du maire !
— Maintenant, faut que je te montre autre chose, Sana. Je sais bien que ça n’est pas très légal, mais entre poulets on peut se permettre, hein ?
Seconde enveloppe. Il sort la photographie d’un document qui fut froissé, puis partiellement brûlé. Des spécialistes ont essayé de récupérer ce qui subsistait et ont réussi des prouesses techniques pour restituer le texte.
— Qué zaco, Gaston ?
— Le meurtrier a brûlé des choses dans la cheminée, entre autres le testament olographe du vieux. Miraculeusement, la plus grosse partie de celui-ci a été épargnée car il s’est coincé sous un landier.
Je lis :
Je… signé, Tho… Dugadin, sain de corp et d’………, déclare léguer la tot…… de mes biens à ma commune d’orig…
Toutefois, si je devais décéder de mort violente, je demande au com…… San-Anto…… de Paris, que j’ai connu t… enf… et qui fait fort dans la Police d’après ce que je sais, de retr…… mon ass…… S’il y parviendrait, c’est à lui que reviend… mon hérit…
Je dépose la photo sur le guéridon et bois enfin ma mominette avant que Bavochard ne me la siffle comme s’il s’agissait du Beau Danube Bleu.
— Je suis sur le cul, fais-je.
— Belle pièce, non ? ricane Bavochard. Ce qui prouve deux choses : depuis plus de dix ans, le vieux s’attendait à être liquidé. Et sa méconnaissance des lois était telle qu’il croyait possible à une victime de désigner l’enquêteur chargé de courir après son meurtrier. Cocasse (noisette), non ?
Moi, ça me produit comme une espèce de petite musique de mendiant dans un recoin de l’âme. L’oncle Tom se savait menacé et c’est sur moi qu’il comptait pour le venger en cas de malheur. T’as déjà lu ça ailleurs que dans mes chefs-d’œuvre, toi ? Le croquant se rappelait un petit garçon au minois éveillé (merci pour lui) qui venait sans crier gare avec ses parents, certains dimanches d’août. Il avait suivi ma carrière, tonton Tom. Et, fatalement, à cause de la crainte qui le taraudait, j’avais pris une certaine place dans sa vie.
Je me lève :
— Où vas-tu, Célèbre ? s’inquiète mon confrère.
— Lui filer un petit coup de goupillon pendant qu’il en est encore temps. Mais rassure-toi, avant ta vingt-cinquième momi, je serai de retour.
Les femmes sont des chambres d’hôtel
Personne à qui serrer la louche. Il est clamsé seulabre, le vieux gredin ! Après le recueillement devant sa tombe au fond de laquelle luisent les bimbeloteries du cercueil, on a un moment de flottement. On désempare un peu. Il fait beau, des abeilles savoyardes bourdonnent autour des fleurs fraîches. Les notables palabrent doctement, salués à tout-va par le capitaine de gendarmerie qui ne voudrait pas, pour une bricole, rater sa prochaine promo. Les croque-morts rengainent leur fourbi. M. le curé et ses péones se barrent à travers les allées. C’est la débandade. Qu’ouf ! il va faire bon continuer, rattraper sa gueuse de vie en marche après ce léger tourbillon dans le courant de la mort.
Chemin revenant, je raconte à m’man l’histoire du testament. Elle en est retournée, la chérie. Des larmes lui viennent. Ce qu’elle éprouve ressemble à la réaction que j’ai eue en présence de mon confrère. Un truc confus, fait de nostalgie. Toujours cette putain d’elle : la nostalge. Avec ses pattounes à ventouses qui se posent sur ton cœur et le chatouillent. La bébête qui monte, qui monte et qui te démonte ! Tu tentes de la chasser, alors elle se tient coite. Tu l’estimes partie, tu fanfaronnes et poum ! la voilà qui remet ça !
— Tu vas t’occuper de cette affaire, mon grand ? demande-t-elle.
— Impossible, m’man ; tout à fait impossible. D’abord ce crime relève uniquement de la justice et de la police savoyardes ; d’autre part, maintenant que mes collègues connaissent cette clause ahurissante du testament, ils croiraient que je fais ça par esprit de lucre.
— Hello, le Célèbre ! me hèle Bavochard.
Surpris, je me retourne et je le vois sortir du cimetière, son attaché-case rafistolé à la main, la trogne vermillon.
— Tiens, tu ne m’as pas attendu au troquet, noté-je.
— Je tenais à accompagner ton testateur jusqu’à sa dernière demeure.
Je le présente à Félicie, puis réciproquement. Ils se gratulent comme il se doit, dans le style gourmé.
— Ces funérailles t’ont appris quelque chose, Gaston ?
— Oui : qu’on est mieux debout que couché, rigole mon pote. Tu aimerais visiter les lieux du crime ?
— Pourquoi les visiterais-je ?
— Ben, je suppose que tu vas essayer de décrocher la timbale, non ? Opérer ta petite enquête personnelle. La ferme avec de beaux hectares cultivables, c’est motivant.
Le sarcasme sous-jacent m’irrite. Ils sont tous pareils les méchants, les gentils, les cons, les géniaux : le fric ! Jeune ou vieux, homme ou femme, ils n’ont de véritable considération que pour la fraîche. Du moment qu’il y a cet héritage en point de mire, ils sont tous convaincus que je vais me jeter sur l’aubaine, ruer des quatre fers, accomplir des prouesses (selon mon habitude) et les coiffer au poteau pour, aussitôt après mon triomphe, carillonner à la grille du notaire afin de lui réclamer mon dû.