— C’est grave, docteur ?
— La moindre émotion peut vous tuer !
Poum !
— C’est grave, docteur ?
Un jeune interne brun corbeau, avec des sourcils en astrakan et des yeux à transpercer n’importe qui, voire n’importe quoi, pis qu’un laser.
Cette question s’applique à Béru, naturellement. Il me fait deux trous dans le front avec son regard, puis deux autres dans les joues, toujours par le même procédé, et enfin m’énuclée (je préfère être énucléé qu’écouillé).
— Très ! me répond-il.
— Il peut s’en tirer ?
— Improbable !
Tu crois qu’il va me faire un cours sur la blessure de Pépère ? Zob ! Il est vanné, le zélé. Deux heures d’opération en pleine noye, avec une équipe réduite. C’est pas du saint-honoré d’Eylau à la crème !
J’essaie d’avaler ma salive. Non, ça ne passe pas : j’ai du coton hydrophile au fond de la gargue. Je me contente d’un acquiescement confus. Juste signifier que j’ai entendu et pris note.
Le principal Monin, qui se tient à mon chevet, reste silencieux jusqu’à ce que l’interne se soit cassé. Puis il murmure avec compassion :
— Vous l’aimiez beaucoup, n’est-ce pas ?
Ce temps passé me flagelle jusqu’à l’os.
— Je l’aime ! rectifié-je. Je vais vous demander une faveur, monsieur le principal.
— Tout ce que vous voudrez, San-Antonio.
— L’épouse de mon confrère, l’inspecteur Blanc, se trouve à son chevet à l’hôpital de Chambéry. Je voudrais que vous demandiez à vos homologues savoyards de la faire amener d’urgence au chevet de Bérurier. Cette nuit même, en lui précisant que celui-ci a essuyé la même blessure que Jérémie.
Monin fait taire sa surprise et donne des instructions à son chauffeur qui l’attend dans le couloir. Ensuite il revient à mon auprès.
— Et vous, San-Antonio, comment vous sentez-vous ?
— Je souffre pas mal, merci, mais cela va aller. Le temps de me remettre des vapes consécutives à la petite intervention et je reprendrai la chasse au fauve.
Le principal hoche la tête.
— Nous ne parvenons pas à comprendre comment cet homme a pu se défiler après avoir perdu une telle quantité de sang. Du perron de la villa à votre voiture, il s’est vidé d’un bon litre, selon mes hommes.
— Un hyper-coriace, soupiré-je. Mais je l’aurai. Vous avez diffusé le signalement de ma tire et son numéro minéralogique ?
— Cela vient d’être fait. Avant midi nous aurons fatalement des nouvelles, car les Maserati blanches ne sont pas légion.
— Il le sait, je murmure. Aussi ne va-t-il pas garder ma bagnole très longtemps. A moins bien sûr qu’il ne soit au bout du rouleau.
Stephen Black abaissa le miroir du rétroviseur intérieur pour se regarder. Il se jugea épouvantable. Il était livide et ensanglanté à cause de sa blessure au cuir chevelu. Une balle l’avait atteint au-dessus de l’oreille gauche, sans toutefois briser le temporal, mais la plaie était laide et n’en finissait pas de saigner.
Black coupa le moteur et se laissa aller dans le cuir souple de son siège, la nuque contre l’appui-tête. Il avait le corps en feu et la fièvre montait en lui. Il fit le bilan de ses blessures : balle à la tête, donc, balle dans l’épaule, balle dans la hanche, plus quelques vilaines zébrures à la cuisse et au ventre. Il s’était laissé arroser d’importance pour la première fois de sa vie. Et le comble c’est qu’il avait dû lâcher « ses positions » et s’enfuir comme un bleu ! Les papiers de service trouvés dans la boîte à gants lui avaient révélé que ce somptueux véhicule appartenait à un flic français et il enrageait. Ce salaud de commissaire San-Antonio l’avait contraint à fuir ! Il tenait absolument à le crever, car il ne doutait pas un instant qu’il se tirerait de ce mauvais pas. Jusqu’ici, Stephen Black avait toujours bénéficié d’une bonne étoile et il continuait de croire en elle. Il sentait que ses blessures étaient graves mais non mortelles. En assistant au guet-apens du docteur Vagiturne, il avait cru que le médecin assassin comptait se débarrasser de lui en douceur ; pas un instant il n’avait pensé à une intervention policière.
Il ferma les yeux, tentant de dominer sa souffrance. Il devait dresser un plan d’action pendant qu’il disposait encore de sa lucidité et de quelque énergie. Black savait que le mal gagnerait peu à peu du terrain et finirait par le neutraliser. Si on ne le soignait pas énergiquement, il allait devenir une loque hagarde. Mais où trouver refuge ? Retourner à Lyon pour « exploiter » sa seconde adresse ? Trop risqué. On devait commencer à rechercher cette foutue voiture italienne, si aisément repérable.
Il venait de se ranger sur un parking presque désert de l’autoroute Lyon-Chambéry-Genève, non loin de la petite construction qui proposait aux automobilistes des toilettes, des lavabos et le téléphone. A une centaine de mètres devant lui, un camion semi-remorque italien stationnait. Sans doute le routier piquait-il un somme. Le tueur fut tenté d’aller « réquisitionner » le conducteur. Il se retint en songeant qu’il devait y avoir probablement deux chauffeurs et qu’il ne se sentait pas capable d’exécuter une action de commando avec le corps criblé de balles.
Il tourna la clé de contact afin de pouvoir actionner les glaces électriques. Il avait trop chaud. Comme il achevait cette manœuvre, l’habitacle de la Maserati fut illuminé par des phares. Stephen Black crut à une intervention de la police et dégaina son revolver. Ce n’était qu’un automobiliste normal qui stoppa devant le pavillon des toilettes. Il y avait un couple à bord ; la femme descendit et pénétra dans la construction. Black hésita. Une vague brûlante le submergeait. Il prit dans sa poche un petit étui pharmaceutique contenant des tablettes de couleur rose. Il en mit deux dans sa bouche, qu’il croqua avec une voracité de chien affamé. Il s’agissait de vitamines puissamment reconstituantes qui, dans les cas difficiles, lui donnaient le coup de fouet décisif.
Un mieux ne tarda pas à s’opérer. Il ferma les yeux. L’idée qu’il pût mourir de ses blessures ne lui venait même pas. Cet homme se sentait à ce point sûr de soi qu’il conservait un moral de vainqueur. Une période pénible allait suivre ; il allait devoir se faire soigner et la chose, dans sa position, n’était pas facile à régler ; mais il gardait confiance. Tout se jouerait au cours des deux heures à venir. Il fallait « tenir le coup[14] » absolument. Cent vingt minutes d’énergie. Cent vingt minutes à conserver sa lucidité et « sa force de frappe ». Après cela, il pourrait se mettre pendant quelque temps en réserve de ses activités car sa « mission » se trouvait très avancée.
Il rouvrit les yeux. Les choses devant lui paraissaient stables. Rien ne « tournait », tout restait d’une banalité quotidienne.
Stephen actionna la portière gauche à l’aide de sa main droite. Avec une lenteur fantomale, il se coula hors de la voiture et, en titubant, s’approcha de celle qui venait de stationner derrière « la sienne » : une grosse BMW bleu métallisé. Le conducteur attendait son épouse en faisant un petit break, la tête renversée, les mains croisées sur son ventre. Stephen enregistra que le véhicule était immatriculé en Belgique. Un enfant enveloppé d’un plaid dormait sur la banquette arrière.
L’Américain se déplaçait silencieusement, cependant, lorsqu’il parvint à la hauteur de l’automobiliste, ce dernier tressaillit et redressa le buste. Un lampadaire répandait sur cette zone du parking une lumière blafarde. Le Belge constata que l’arrivant était plein de sang et s’en alarma.