— Hapique…
— Commissaire ?
— De Charbonnières à ici, il faut combien de temps, de nuit, avec ma tire ?
— Oh ! une demi-heure.
— Donc, une demi-heure après notre bataille rangée de la villa Vagiturne, ses blessures continuaient à pisser.
— Et pas qu’un peu.
— Si ce mec ne s’est pas fait soigner très vite, il devrait être crevé à l’heure actuelle ?
— Ou tout comme.
— Soyez gentil, appelez le commissaire Bavochard, de Chambéry, et dites-lui d’aller faire un tour à Saint-Joice-en-Valdingue, d’urgence… Des fois qu’il apercevrait notre Raspoutine…
Le pas de Hapique… Sa portière… Deux tires viennent se ranger sur le parking : une Renault 25, de l’Oise, une vieille Mercedes déglinguée couleur verts pâturages… Une gamine d’un roux anormal s’échappe de cette dernière. Son père lui crie par la portière, avec un fort accent transalpin (de jument, puisque je dis toujours transalpine de cheval !) :
— Tita ! Né mé pas les pieds dans la merdé, commé la dernièré fois. Qué la voiture elle a poué pendant houite jours !
Je souris. Et puis je ne souris plus.
Elle est arrivée, l’idée tant attendue ! Un déclic ! Et des claques, pour ne l’avoir pas enregistré plus tôt. Peut-être que si cette hyper-rouquine de Tita n’avait pas marché dans la merde, un jour, il ne se serait jamais produit.
Une dépanneuse se pointe pour s’atteler à ma Maserati. Hapique fait le nécessaire avec les deux convoyeurs et je regarde disparaître ma belle caisse blanche, tout humiliée de marcher sur ses pattes de derrière.
— Hapique, avez-vous du temps à me consacrer ?
— Naturellement, commissaire, tout le temps que vous voudrez.
— Alors emmenez-moi à Zurich et je vous achèterai une raclette en cours de route.
Ronsard me célébrait
du temps que j’étais belle
(Ronsard)
— Tu sais, amour divin, que je suis revenu de France spécialement pour te voir ?
Elle rosit. Et pourtant elle vient de connaître des suavités imbanales, des délices inusitées et certaines extravagances de la chair qui feraient se désabonner tous les instituteurs à la retraite du Matin si je refeuilletonnais dans ses colonnes.
En pas une plombe, je lui ai fait, dans ma chambre d’hôtel : « Le bossu fantôme », « Le sadique du bois de Boulogne », « Le branché de la haute tension » et « Le Don du Cosaque ». Toutes figures d’exception que je pratique uniquement dans les périodes d’intense frénésie glandulaire ou lorsque je tiens à faire décoller totalement une gonzesse.
Graziella, la jolie petite Tessinoise, pantelle sur mon lit du Kratzemela Hôtel où je suis redescendu en compagnie de l’inspecteur Hapique.
Vannée, la môme. Heureusement que c’est son jour de congé, sinon je vois mal comment elle pourrait assurer son service après ce carambolage monstre.
Gavée d’amour, elle est à disposition pour la jactance. Je lui mordille encore un chouillet les bouts de loloches, manière de lui exprimer la perdurance de mes sentiments après la baise, ce qui est — tu le sais, mignonne — rarissime car, une fois leurs couilles essorées, la plupart des matous sautent dans leur bénouze d’abord et dans leur bagnole ensuite pour « bye-bye, à la prochaine ». Quand ils ont les burnes vidées, ils sont désentimentalisés, les bougres. Ne pensent plus qu’à fuir le cul de leurs exploits, pour, ailleurs, se refaire une conscience et du foutre.
— Nous allons prendre un cocktail pour nous remettre un peu de nos émotions, ma Radieuse.
Elle m’assure qu’elle ne boit jamais d’alcool. Je lui réponds que, « t’en fais pas : c’est doux et pas plus fort que le discours d’un général en retraite à un mariage ». Pour accréditer, je force sur le jus d’orange, ce qui atténue la véhémence de la vodka.
Elle en écluse deux, qu’ensuite de quoi, son regard ne manque plus que de quelques lamelles de truffe pour ressembler à des yeux brouillés. La voilà parée pour la jacte, cette exquise. Je branche la converse sur le sujet qui me préoccupe et elle dévide son moulinet sans opposer la moindre résistance. Un beurre !
Ce qu’il y a de plus tartant, dans notre pauvre job (pauvre comme Job) et de frustrant, bien souvent, c’est de planquer. T’es là, comme un grand con, à essayer de te rendre invisible, guettant une maison dans l’espoir que quelqu’un de précis va y entrer (ou en sortir). Les heures sont lentes, froides souvent. Elles t’apportent la faim, l’envie de pisser, des fourmis dans les jambes, des papillons noirs dans la pensarde. Tu t’obstines, tu t’exhortes, mais le découragement se met à croître lentement, inexorablement.
En général, il existe des spécialistes pour ça, chez nous. Généralement des vieux matuches résignés qui chopent, à trop planquer, des varices et des brûlures d’estom, de la couperose aussi. Chienne de profession !
Et nous sommes là, Hapique et mézigoche, dans Krakzibumstrasse, une voie discrète où il n’est pas trop duraille de parquer, nos regards fixés sur la rue et en particulier sur le numéro 84.
— Vous êtes sûr qu’il viendra ? demande l‘inspecteur lyonnais.
— La soubrette m’assure qu’il ne rate pas un seul vendredi.
— Qu’est-ce qu’il fout dans ce studio ?
— Il y joue.
— A quoi ?
— Au poker. Il a toujours le même partenaire : un Libanais riche à crever, retiré à Zurich. Ils intéressent la partie, mettant de fortes sommes en jeu. Quand il lui arrive de perdre (car il gagne la plupart du temps) et qu’il n’est pas solvable, il offre Graziella à son gagnant afin de solder sa mise, si je puis m’exprimer de la sorte.
— C’est du proxénétisme ! effarouche mon collègue.
— Pur fruit, acquiescé-je. Achtung : ecce homo !
Fectivement, le comte Bellazzezzeta se pointe, à pincebroque, bioutifoul en plein dans son complet bleu écrasé et sa pelisse à col d’estragon. Il s’offre le luxe d’une canne à pommeau d’or (chérie, je t’aime, chérie je t’adore) dont il use avec grâce, à croire qu’il s’agit d’un élément naturel.
Il engouffre le numéro 84, lequel oblitère un immeuble cossu comme le chef d’Edgard.
— Quelles sont vos intentions, commissaire ? me questionne Hapique.
— Attendre l’arrivée du Libanais, l’intercepter en lui affirmant que le rendez-vous d’aujourd’hui est annulé, et monter retrouver le comte en ses lieu et place pour une explication de force 7 sur l’échelle de Richter.
— Comment reconnaîtrez-vous le partenaire du comte ?
— La mignonne Graziella m’en a fourni une description détaillée ; n’oubliez pas qu’elle le rencontre parfois, et d’on ne peut plus près !
Alors, tu vois : on continue de poireauter en écoutant les cassettes de l’inspecteur Hapique, toutes consacrées aux grands airs d’opéra.
Un quart d’heure s’écoule encore. Cette pauvre dame Butterfly est pile en train de nous raconter son bateau à vapeur que je dégage sec de la tire.
Un taxi s’est arrêté devant le 84 et le Libanais souhaité en descend. C’est un aimable vieillard au teint jaune, aux cheveux blancs, avec une épaule nettement plus haute que l’autre malgré les astuces de son tailleur. Il porte des lunettes à monture d’écaille et fume un cigare que mon cher Davidoff a dû lui vendre le prix d’un repas à la Tour d’Argent.