Avant qu’il n’ait ciglé son sapin, j’interviens :
— Excusez-moi si je vous demande pardon, monsieur, c’est bien vous qui avez rendez-vous avec Bellazzezzeta ?
Il sourcille. Tiens, il est bigleux, en sus.
— En effet. Pourquoi ?
— Bellazzezzeta a eu un contretemps à la dernière seconde et m’a prié de l’excuser auprès de vous, il vous rencontrera vendredi prochain.
— Fort bien, répond le vieillard élégamment bossu en remettant son strabisme dans le taxi.
Pas plus duraille que la fameuse bataille du même nom[16].
Quand le véhicule a disparu, je fais signe à Hapique de me rejoindre, ce dont il et nous partons à l’assaut du comte.
Parvenu à cette cruciale période d’un récit exemplaire, tu te demandes sans doute pourquoi je m’intéresse soudain à Bellazzezzeta dont j’ai, naguère, croisé la vie avec un certain plaisir, n’est-il pas ? A cette question logique, je te répondrai par l’illogisme : l’instinct. De Sotto, grièvement blessé, se traîne jusqu’en Suisse, et ce n’est pas pour y prendre l’avion. Alors ? Alors c’est pour y rencontrer quelqu’un, mon jeune ami. Quelqu’un dont l’identité lui a été fournie par le couple Moktar-Adélaïde, fatalement, sinon il serait allé voir ce quelqu’un directement en débarquant en Europe, au lieu de fouinasser en Savoie et à Grenoble. Or, si tu y réfléchis un tantisoit, qui donc a connu tous les protagonistes de cette mystérieuse affaire ? Ne cherche pas : Bellazzezzeta ! C’est lui qui fut à l’intersection des rencontres Adélaïde-Silvertown. Lui qui a appris, le premier, le vol de la statuette gothique ! Personnage pittoresque et disert, il m’a balancé de la poudre aux yeux. Et cette poudre était si légère que je n’ai rien senti au premier abord. Ce n’est qu’ensuite, que ça s’est mis à me picoter.
— C’est ici ! fais-je en désignant une porte ne comportant aucun nom ; Graziella m’a précisé au quatrième à gauche.
Tranquille comme Baptiste, je sonne. Le vioque doit être aux chiches car il ne répond pas.
Je patiente un chouillet et je recarillonne avec davantage de véhémence en me récitant ce fameux dizain de Clément Marot : « Napoléon III, perdant ses dents, cédant Sedan ». Mais le silence seul retentit, comme l’écrivait Beethoven.
— Vous ne trouvez pas cela bizarre ou, à tout le moins étrange, voire surprenant ? propose Hapique.
Je baisse le ton, ce qui est préférable à baiser le thon.
— Peut-être que le Libanais doit sonner sur un rythme convenu ?
— Alors quoi ? On enfonce ou on bivouaque.
— Ni l’un ni l’autre.
J’extrais mon sésame de ma vague (l’ai brisé naguère dans une serrure rétive, mais l’ai fait rebâtir en piridium surcompressé par les Aciéries de Longwy et mœurs) et me mets à trifouiller la serrure. La plupart de ces demoiselles font des manières pour commencer. Protestent qu’elles ne sont pas celles qu’on pense, et ceci cela, patati patata, mais finissent par céder à mon insistance. Car tout homme obtient ce qu’il veut des serrures et des femmes pour peu qu’il le veuille vraiment. Et c’est très bien ainsi, bravo !
Le temps pour un ordinateur perfectionné de compter jusqu’à cent seize milliards huit cent quatre-vingt-quinze millions six cent trois mille neuf cent trente-deux et la porte se rend.
Que je te cause avant toute thing[17] du décor. Magine-toi une sorte d’entrée avec cuisinette à gauche, salle d’eau à droite. Mais y a pas de lourde pour l’isoler du studio. Celui-ci me semble d’emblée assez vaste (disons huit mètres sur cinq et ne me fais plus chier). Un lit bas à droite, une table et des chaises au centre, un canapé à gauche face à une cheminée.
Tu t’es mis le topo dans le cigare ? Jockey ! Cela dit je t’en viens aux occupants, car ils sont plus nombreux que je ne l’escomptais. Je m’attendais à un comte vétuste, et me trouve face à cinq personnes.
Sur le grand lit bas, les bras et les jambes entravés, se trouvent un couple et un enfant aux mines défaites. Sur la table, il y a le comte dont chacun des membres est attaché à un pied du meuble et dont le ventre est ouvert comme un traversin après une perquisition de la Gestapo ; le cinquième quidam n’est autre que le dénommé de Sotto.
Ce que je te narre succinctement, mon pote, je l’enregistre en bloc, comme t’enregistres un seau d’eau qu’on te balance à travers la gueule. Ça me fait tchlaofff ! dans l’entendement. Et mon plus pressé c’est de me jeter à plat ventre, nonobstant ma cicatrice à la poitrine.
Bien m’en prend, mais c’est au grand dommage de mon brave compagnon, lequel dérouille un couteau en pleine gorge, de la part de l’émérite lanceur.
Dans ces cas-là, tu ne te donnes pas le loisir de réfléchir au pourquoi du comment du qu’est-ce ? Si t’es un véritable Nantonio, t’agis en fulgurance. Pas le temps de dégainer mon camarade Tu-Tues dans cette sotte posture où je me trouve. J’oublie mes plaies, bosses et souffrances pour rouler jusqu’à de Sotto, lequel se tient accagnardé contre le dossier du canapé. Pas frais, le frère ! Mais venimeux pis que jamais, ça oui ! Il est émacié, les traits creusés, les yeux enfoncés au fin fond de leurs trous, la figure d’une sale couleur bronze. L’affreux porte sur lui le masque de la souffrance et de la haine. Il est pansé de partout.
Notre coup de sonnette l’a mis sur ses gardes et il s’est vite muni d’un de ses chers couteaux. Il devait espérer que, ne recevant pas de réponse, le visiteur se retirerait, mais quand il m’a entendu tutoyer la serrure, il s’est préparé au pire. Et c’est mon pote l’inspecteur qui a morflé. Il est tombé, Hapique[18] ! Tombé à jamais. Tombé au champ d’horreur. Un flic de plus effacé des registres !
Mais moi, dans tout cela, hmmm ? Moi, le fils unique et préféré de Félicie, hmmm ?
La toupie, j’exécute. Vitesse grand V. Il est pris au tu sais quoi ? Oui, dépourvu ! Tu gagnes un kilo de sucre. C’est tant si tellement fulgurant, mon numéro, qu’il peut me croire blessé ou je ne sais quoi.
Une fois à ses pieds, je me redresse, d’un rétablissement qui flanquerait la colique verte au supermoniteur des pompiers de Paris. Un coup de boule dans sa frite décavée. Il bascule par-dessus le dossier du canapé et choit à la renverse, mais, malgré son piteux état, il a le réflexe d’une formidable ruade que je déguste en plein dans les frères Goncourt. C’est Edmond le plus touché. J’en dégueule sur la moquette.
Le tueur profite pour rétablir son équilibre. Il grimpe sur le canapé et bondit jusqu’à la table. Un couteau est planté dans le bas-ventre du comte d’Orgel. Il l’en arrache et le lève. Son regard est fou, tout là-bas, dans ses orbites. Il ne tient que par son énergie, de Sotto. Ah ! le gaillard qu’y a là ! Avec lenteur il lève son bras valide pour me planter, comme il en a poinçonné tant d’autres. J’ai la force de porter la main à mon soufflant. Seulement, il va lancer sa lame avant que je n’ai dégainé mon arquebuse. Tout va se jouer en un éclair, une poussière de seconde. Malgré sa faiblesse, il est trop finaud et rompu à ce genre d’exercice pour rater son coup. J’ai toujours ma pattoune sur la crosse de mon feu. Ma main frémit, la sienne aussi.
Et alors une détonation retentit. Un baoum ! du feu du diable. De Sotto a une terrible secousse et part en avant. Ce faisant, il dégage mon champ de vision, ce qui me permet d’apercevoir le bon Hapique, noyé de sang, le regard glauque, avec son flingue à la main. Il a tiré, le poignet posé sur le plancher, de bas en haut, et le tueur a dérouillé la balle dans le cul. Du beau calibre bien joufflu. La valda lui a fait éclater le coq six (au singulier, s’écrit coccyx) et a remonté la colonne vertébrale qui se trouve nazée à outrance. Le voilà paralysé complet. Raide comme barre, privé de tout, y compris de la parole ; avec juste des lambeaux de vie accrochés à ce qui subsiste de sa personne.