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Avant de se coucher, le vieux Maurice vint voir si tout allait bien. Elle venait de terminer le développement du cliché de Chartes Rescaré et il apprécia :

— Vous en avez presque fait un monsieur distingué de ce sale voyou. N’empêche que je ne serais pas surpris qu’il soit retenu à la gendarmerie malgré ce portrait flatteur. Ce bon à rien joue de l’argent dans tous les cafés de la région. D’où sort-il les sous ? Il est parti les poches retournées à la guerre et maintenant il bombe le torse.

Une nouvelle fois, il regretta qu’elle ne couche pas chez eux après avoir passé la veillée à boire de la tisane. C’était la deuxième fois depuis la mort de Jean qu’elle venait là et ils se faisaient beaucoup de souci pour elle. Elle était sûre que par la suite ils parlaient souvent de sa visite, la suivaient en pensée à chaque étape de sa tournée.

Elle essaya de lire un ouvrage que Jean appréciait, Madame Bovary, mais l’abandonna. Ce livre sans l’effaroucher la mettait mal à l’aise. Jean lui avait dit que l’héroïne trompait son mari, finirait dans le crime et le suicide. Pourquoi restait-elle avec lui dans ce cas et ne s’enfuyait-elle pas ?

Elle verrouilla sa porte, se coucha, souffla la mèche de sa lampe. Elle avait marché tout le long du chemin depuis Soulatgé et déjà la veille en avait fait de même depuis Auriac. Elle éloigna la lampe à cause de l’odeur du pétrole.

S’étant endormie avec ce relent dans la gorge elle crut que c’était ce qui l’empêchait de respirer. Il y avait aussi un claquement régulier sur sa gauche. Elle ouvrit les yeux, se leva pour se précipiter vers la petite fenêtre latérale, tira si fortement les vitres que toute la roulotte trembla. Les volets repoussés, elle se pencha pour respirer l’air glacé de la nuit. Elle sentit venir la nausée, se pencha et vomit le pain et le fromage de son souper.

Lorsqu’elle se redressa, au passage l’odeur de fumée la caressa et elle comprit que toute la roulotte en était pleine. Elle alla ouvrir l’autre fenêtre pour faire courant d’air, finit par trouver les allumettes et donner de la lumière. Son petit poêle pouffait en bouffées noires qui soulevaient son rond de fonte et le laissaient retomber avec un clac régulier. La fumée ne s’évacuait plus. La cheminée avait été ramonée, comme les tuyaux à la fin de l’hiver dernier. Elle pensa que la mitre qui dépassait du toit voûté du fourgon s’était détachée. Peut-être que mal assujettie elle avait fini par s’arracher avec les cahots supportés sur ces mauvais chemins.

Avec le tisonnier elle souleva le rond de fonte, le déposa sur le plancher, libéra la fumée. Mais les flammes étouffées jusque-là jaillirent du cylindre et l’effrayèrent. Elle courut prendre un cruchon rempli par Maurice et arrosa les braises, provoquant une vapeur âcre mêlée à cette fumée étouffante. Elle pleurait de rage, voyant tourbillonner des confettis de suie. Il lui faudrait des heures de nettoyage avant que ce Julien Molinier, ex-sous-lieutenant des mobiles ne vienne se faire photographier.

À 3 heures du matin elle avait tout récuré et il lui restait à peine assez d’eau pour se laver. Elle la fit chauffer sur le réchaud à alcool, mais quand l’eau se mit à bouillir elle ne songeait plus qu’à se coucher.

Ce fut le hennissement de Roumi qui la sortit de son profond sommeil. Elle croyait avoir rêvé la nuit qu’elle venait de passer mais les serpillières qui séchaient au-dessus de l’évier lui rappelèrent qu’elle avait failli mourir, asphyxiée par son poêle. Elle s’habilla, courut sous le préau. Le matin Roumi buvait beaucoup avant de plonger la tête dans son sac d’avoine. Tandis qu’il aspirait, avec un sifflement qui paraissait l’amuser, l’eau d’une comporte de vendanges, elle regardait le soleil couler sur le côté de sa roulotte. Jamais elle ne dormait aussi tard, mais Maurice et Adélaïde n’avaient pas encore ouvert leurs volets. Ce fut en revenant qu’elle constata que la cheminée en zinc avait doublé de volume. Elle s’approcha, se demanda ce que faisait cette toile de sac enroulée autour de la mitre. Celle-ci dépassait le toit de cinquante centimètres, réglée en hauteur par Jean après plusieurs essais de tirage. Sur la demande de Zélie il pouvait démonter la partie extérieure, mettre un cache pour obturer le trou rond. Ainsi l’été, lors de leur tournée, ils avaient moins l’air de bohémiens, pensait-elle.

Sous le préau, elle trouva une échelle à cerises en forme de sifflet et l’emporta en toute hâte, suivie par le regard de Roumi qui mâchonnait son avoine. Elle voulait tout enlever avant que le vieux couple ne paraisse, ne désirait pas qu’ils découvrent qu’on avait bouché sa cheminée avec une sorte de sac en jute rempli de sable humide. Comment avait-on pu accomplir ce sale travail sans faire de bruit ? Elle s’était profondément endormie dans la première partie de la nuit mais aurait dû surprendre l’inconnu. Le toit bombé craquait lorsqu’on marchait dessus.

Elle était en train de trancher la corde qui liait ce sac, en réalité une sorte de boa enroulé autour de la cheminée lorsque Maurice ou Adélaïde fit claquer les volets. Elle perçut une exclamation étouffée et peu après la vieille dame accourait en jupons, avec juste un grand châle sur les épaules. Derrière venait son mari enfilant ses bretelles. Le boa de sable glissa du toit, tomba aux pieds du couple ahuri.

— Les barreaux de cette échelle sont pourris, cria Maurice.

— C’est un polochon pour le courant d’air, dit Adélaïde. Voyant que la jeune femme ne comprenait pas, elle expliqua :

— On met ça en bas des portes pour couper l’air. Mais d’habitude on le fabrique en cretonne et on le remplit de sciure. Les plus riches utilisent de beaux tissus. Ce jute-là sent la misère. Il a beau être d’un tissage serré le sable s’en échappe quand même. Et il vous avait entortillé ça autour de votre cheminée ?

— C’est ce voyou de Rescaré, affirma Maurice, il ne recule devant rien. Vous auriez pu mourir asphyxiée.

— Et chez nous, se lamenta Adélaïde dans un cri du cœur qui ternit aussitôt l’affection que Zélie lui portait. Mais la vieille dame rectifiait habilement ce que son réflexe avait d’égoïste :

— Nous n’avons pas suffisamment insisté pour que vous couchiez chez nous. Je ne me le serais pas pardonné.

Maurice malgré ses douleurs s’accroupit pour examiner le polochon jeté à terre.

— Il faut prévenir Monsieur le Maire qui appellera les gendarmes. C’est pour ainsi dire une tentative d’assassinat.

— Non, je veux réfléchir, dit Zélie avec une fermeté qu’ils ne lui connaissaient pas.

Si le bruit se répandait que les gendarmes enquêtaient sur une tentative d’assassinat à son encontre, elle ferait mieux de rentrer directement à Lézignan tant la curiosité serait insupportable dans les villages. Curiosité accompagnée d’un malaise, d’un doute et enfin de suspicion. Elle en suivait en pensée la gradation. On finirait par chuchoter qu’en fait, elle avait voulu se suicider pour rejoindre son mari. Dans le coin peu de gens supporteraient l’idée qu’un assassin en puissance fût issu de leur communauté. Mieux valait rechercher du côté de l’étrangère qui venait de Lézignan, ville mythique où les trois quarts des gens n’étaient jamais allés. Déjà se rendre à Mouthoumet relevait de l’aventure. On ne savait pas trop ce qui se trafiquait à Lézignan avec ce chemin de fer, comment les gens pouvaient s’y comporter alors qu’on était sûr et certain qu’il n’y avait pas d’assassins chez soi, pas plus que de détrousseurs de cadavres. Zélie se sentit contrainte d’en arriver à cette conclusion. On n’appréciait pas qu’elle vienne photographier des hommes du pays sur ordre de la gendarmerie. Car c’était quoi les gendarmes, des étrangers avec même un brigadier au nom à coucher dehors. Wasquehale, avait-on jamais entendu un patronyme aussi bizarre ?