— Vous avez raison, approuva Adélaïde soulagée. Ça ne servirait à rien. Nous on n’en parlera pas.
— Je vous dis que ça empeste le Rescaré cette histoire, s’obstinait Maurice dans un entêtement sénile.
Sa haine du garçon avait des racines profondes et bien mystérieuses car sa femme pinçant ses lèvres de colère le fit taire.
— Je voudrais faire chauffer de l’eau, dit Zélie, pour en finir avec ce malaise qui les figeait les trois. Pour me laver. Puis j’irai demander à Julien Molinier de venir jusqu’ici.
— Rescaré a dû le prévenir. Ils sont comme les deux doigts de la main. Le fils Molinier accompagne ce voyou un peu partout, à la chasse comme dans l’arrière-salle des cafés où l’on joue gros. Il finira par bouffer la propriété de ses parents. Déjà ils ont vendu des vignes à Quintillan qui leur venaient d’un parent.
— Je vais faire chauffer mon plein chaudron à confiture, annonça Adélaïde. Ne reste pas là toi à dire n’importe quoi et à gêner madame Terrasson.
Ils s’en allaient, l’un mécontent l’autre satisfaite de la décision prise. Même un Charles Rescaré à ses yeux possédait des qualités qu’une de Lézignan ne pourrait jamais avoir. Son mari qui avait voyagé pensait différemment mais se pliait à cette loi du silence de bon voisinage, se résignait. On ne le leur aurait jamais pardonné leur témoignage et leur vieillesse n’aurait plus connu la sérénité. Des jeunes gens de Rouffiac auraient pris le parti de Rescaré et leur harcèlement nocturne se serait prolongé des mois, voire des années.
Une vieille bonne reçut Zélie sur le pas de la porte, hargneuse, dit que monsieur Julien n’était pas là et qu’elle lui ferait la commission.
— Je pars à 11 heures, dit Zélie sèchement. Ensuite ce sera à la gendarmerie que les photographies seront faites. Celle de Mouthoumet, ou bien Lézignan ou Carcassonne.
— Votre invention du diable ne va pas venir embêter monsieur Julien tout de même. Il ferait beau voir.
— À 11 heures je ne serai plus à Rouffiac.
Lorsqu’elle pénétra dans l’immense cour de la campagne, elle n’y trouva plus le charme habituel. Imperceptiblement l’endroit se feutrait d’hostilité sourde et de silence. Déjà lorsqu’elle était allée puiser deux cruchons d’eau chaude dans le chaudron suspendu à sa crémaillère, Adélaïde s’était révélée mielleuse, voire obséquieuse pour marquer une distance nouvelle entre elles.
— Maurice est allé relever ses pièges, il rentrera tard. Vous serez partie ?
Maintenant la seule fenêtre ouverte, celle de la cuisine avait les vitres plombées par le soleil, atteintes de la cataracte qui rend aveugle pensa Zélie. Le silence était si profond que Roumi n’eut pas son hennissement de bienvenue lorsqu’elle vint lui tapoter la croupe. Lui aussi se découvrait intrus dans cet endroit où ils avaient séjourné le plus souvent avec bonheur.
— Patience nous partons dans une heure, lui chuchota-t-elle à l’oreille en lui donnant un biscuit.
Un tilbury tiré par un anglo-arabe, alezan fringant, pénétra dans la cour, accomplit un demi-cercle pour s’arrêter en face de la roulotte. Un jeune homme très élégant, avec un chapeau rappelant ceux des peintres parisiens, sauta à terre et salua Zélie en l’ôtant d’un geste large, s’inclinant si bas que cette coiffe souleva un peu de poussière au sol.
— Julien Molinier, sous-lieutenant de mobiles. Je n’ai pas détroussé les pauvres morts pour la France, voici mon portrait. Mère ne voulait pas mais s’il fait l’affaire je m’en moque.
Il lui tendit un cadre enveloppé de papier de soie. Elle sourit en secouant la tête. Malgré son côté dandy elle ne pouvait s’empêcher de le trouver sympathique.
— Je dois faire moi-même votre portrait. Je ne doute pas que celui-ci soit une réussite mais hélas, la gendarmerie se moque de l’art et veut du banal.
— Hé bien allons-y. Mais vous devriez regarder celui-ci. Je suis sûr qu’il vous passionnerait. À plus d’un titre.
À ce moment-là Adélaïde se précipitait, suffoquée de tant d’honneur.
— Monsieur Julien, quel bonheur de vous voir ici… Pouvons-nous vous offrir quelque chose ? Un peu de muscat ou de Maury même, du très vieux.
— Merci ma brave Adélaïde, mais je dois d’abord satisfaire madame…
Il leva les yeux vers l’inscription en arc de cercle sur le flanc de la roulotte : Zélie et Jean : Photographes.
— Madame Zélie Terrasson. Quel joli prénom.
Cette dernière n’appréciait guère le verbe satisfaire employé auparavant et, tandis qu’elle le précédait dans le petit escalier elle sentit son regard sur ses reins. L’intérieur empestait toujours la fumée malgré ses efforts nocturnes et elle en serrait les dents de dépit. Jusque-là la roulotte sentait si bon, et le petit salon qui d’ordinaire séduisait les hommes, faisait tiquer les femmes, ne lui paraissait plus aussi charmant mais souillé.
Elle manœuvra les panneaux sans qu’il quitte sa chaise. Il paraissait apprécier ses efforts qui plaquaient sa robe à son corps avec un peu trop d’indiscrétion. Elle aurait dû en choisir une plus ample, mettre un corset.
— Je ne verrai donc pas ce portrait-là, fit-il un peu trop marri pour qu’il le fût.
— Je dois rouler vers Cubières et je ne développerai l’épreuve que là-bas dans la soirée.
— Ma mère aurait souhaité vous avoir à déjeuner. C’est même uniquement pour que je vous ramène qu elle m'a prêté son tilbury, ce qu’elle ne fait jamais.
Ce mot de déjeuner plus snob que dîner la faisait sourire.
— Vous la remercierez profondément mais je dois partir. D’ailleurs mon cheval me le rappelle.
En réalité Roumi cherchait à impressionner l’arabe qui en frissonnait de peur. Les mille deux cents livres de Roumi réjouissaient parfois Zélie quand ils croisaient quelque cheval de selle ou de trait léger, un peu trop flambard et qui soudain préférait s’éloigner de cette montagne de muscles.
Adélaïde guettait le jeune gandin pour réitérer son invitation mais le tilbury s’éloignait déjà dans un nuage de poussière.
— Je pars, lui annonça Zélie, quand elle eut fini d’agiter la main vers la route déserte. Je ne sais quand je reviendrai.
— Nous deux au printemps on ne sera peut-être plus, geignit Adélaïde, on se fait vieux et on finira par nous chasser d’ici.
— Je comprends parfaitement, dit Zélie. D’ailleurs je vais réduire mes tournées. Je ferai surtout les foires des chefs-lieux de canton.
Le regard de Zélie tomba sur le boa de sable et elle le désigna à la vieille femme :
— Voulez-vous que je vous en débarrasse ?
— Nous le ferons, se hâta de dire Adélaïde, nous le ferons.
— Embrassez Maurice pour moi, dit Zélie qui oublia de poser ses lèvres sur la joue couperosée…
Voilà elle ne serait plus, par la pensée, admise dans les chuchotis ensommeillés des veillées de ces deux-là. Maurice peut-être, avant de s’enfoncer dans l’âge, la regretterait, mais pour Adélaïde elle resterait la veuve qui avait failli amener le scandale pour un peu de fumée.