Выбрать главу

7

En vue de Soulatgé elle se répétait encore qu’elle reprendrait la direction de Mouthoumet, irait jeter sur le bureau du brigadier Wasquehale les photographies déjà faites et lui déclarerait qu’elle renonçait. Sans expliquer pourquoi. Elle ne raconterait pas qu’elle avait failli mourir asphyxiée et que depuis qu’elle avait quitté Rouffiac ses jambes ne la soutenaient plus. À la grande déception de Roumi, elle avait dû cesser de marcher à ses côtés, grimper sur le siège de la voiture, mais le chemin descendait vers Soulatgé. Elle tremblait de froid, avait pris une couverture pour s’en envelopper.

Et puis les premières maisons approchèrent ainsi que la route vers Mouthoumet mais l’attelage continua, sortit de Soulatgé, Zélie s’efforçant de regarder droit devant elle dans le petit vent suret. On avait fumé quelques vignes avec du moût résiduel de distillation et les tas aigrissaient en attendant d’être étalés. Elle gara l’attelage plus loin, pénétra dans la roulotte et se jeta sur son divan pour sangloter son content. Jusqu’à ce qu’elle quitte Rouffiac elle avait su faire bonne figure, avait même salué quelques sarmenteuses en bord de chemin, mais la terreur était venue avec cette route déserte, sa solitude jamais autant sinistre. En même temps que l’envie de faire demi-tour, de retrouver Charles Rescaré et de lui troquer sa photographie contre ses souvenirs, certainement un tas de mensonges fétides. Mais lui aussi avait parlé de la Maison du Colonel. Il avait, disait-il, failli s’y faire tuer. Une vantardise avec peut-être un rien de vérité, un filet, une goutte. Elle n’en avait pas voulu. Clément Garbès, le premier, lui avait cité la Maison du Colonel et le petit vaurien même chose. C’était comme un leitmotiv pour ces anciens mobiles. Elle s’assit au bord du divan, essuya ses larmes. La roulotte tangua un peu, Roumi hennit, mais elle resta les yeux dans le vide. Au retour de Cubières elle repasserait par Rouffiac, retrouverait ce garçon insupportable. Qu’y avait-il derrière cette obsession qui les encombrait tous ?

Le deuxième hennissement de Roumi fut un avertissement, et elle alla prendre dans le tiroir du placard un vieux pistolet à un coup que Jean emportait toujours, à tout hasard. Il n’était même pas chargé, datait de l’Empire, le premier.

Elle passa sur le balcon, se pencha et vit la charrette anglaise luisante de vernis arrêtée un peu plus loin, sur cet élargissement du chemin. Un cheval rouge y était attelé. Un cheval de selle plus que de trait léger.

Quelqu’un chuchotait de l’autre côté de Roumi d’une voix apaisante mais son cheval détestait qu’on lui fasse des mamours, ne les acceptant que de Jean et de Zélie.

— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? cria-t-elle en plaquant son pistolet contre son estomac pour l’exhiber, sans qu’il fût directement menaçant.

L’inconnu contourna imprudemment Roumi pour se présenter, sans prendre ses distances, aurait pu recevoir un coup de dents, cela était arrivé.

— Hé, fit joyeusement l’homme, bonjour ! Il est chargé votre pistolet modèle 1806 amélioré 1812 ?

Elle rougit, rentra pour déposer l’arme dans la roulotte, revint sur le balcon, peu disposée à descendre. Entre-temps l’homme s’était approché. Hâlé comme un vieux loup de mer, le visage lourd de mauvaise fatigue, peut-être avec un peu de ce gras de patricien romain, heureusement éclairé par deux flaques de couleur claire indéfinissable.

— Je vous cherchais, dit-il en levant le visage vers elle.

Il avait des cheveux blancs. Elle les avait crus blonds mais ils étaient blancs et curieusement la rassuraient. Sa redingote longue était démodée, même par ici, et une cravate en soie noire s’enroulait plusieurs fois autour de son cou. Il n’était pas élégant mais austère. Ou bien pénétré de son importance.

— Je suis arrivé trop tard à Rouffiac. Non, nous ne pouvions nous croiser, ajouta-t-il, devinant sa pensée, je venais de Duilhac.

Sans gêne il grimpa sur le balcon, l’obligeant à reculer jusqu’à la balustrade côté fossé. Il resta sur le seuil de la roulotte, regardant l’intérieur.

— Ça sent encore la fumée. Le vieux Maurice de la Campagne de la Caille m’a tout raconté, m’a raccompagné loin de sa maison, loin de sa femme à la bouche cousue. D’elle je n’aurais rien tiré. Elle protège non seulement le coupable mais tout Rouffiac, le canton, les Corbières. L’Aude je ne pense pas, fit-il avec un rire espiègle. Je ne crois pas qu’on voulait votre mort. On aurait cloué la porte et les fenêtres. C’est une blague, une sale blague, un avertissement peut-être. C’était à prévoir. Il ne fallait pas vous fourrer dans cette affaire.

— De quoi vous mêlez-vous ? cria-t-elle, furieuse.

Il fit un pas en arrière, se tourna vers elle :

— Capitaine de réserve Jonas Savane encore mobilisé, chargé d’enquête sur les activités criminelles d’un groupe de mobiles suspectés d’avoir détroussé des cadavres de morts pour la France, d’avoir pillé un certain nombre d’habitations abandonnées et d’avoir malmené plusieurs filles et femmes. J’ai pris contact avec le brigadier Wasquehale de Mouthoumet, mais lorsque j’ai appris que le photographe requis était une femme j’ai décidé de vous rejoindre pour vous dire que votre mission était terminée. Je ferai venir un photographe homme. Personne n’essayera de l’intimider. Le brigadier n’aurait pas dû commettre pareille erreur.

— Il m’a requise car je connais ce pays mieux que quiconque, certainement mieux que celui que vous ferez venir de la ville, dit-elle, se demandant pourquoi elle cherchait à défendre le choix de Wasquehale. Protestation de dépit ? Autant en finir et rentrer à Lézignan pour l’hiver. Laisser Jean son mari à sa mort héroïque, une mort dépouillée de toutes réticences.

— Vous avez déjà plusieurs photos ? Vous aviez donné votre itinéraire au brigadier.

Autour d’elle peu ou prou on disait daguerréotype, mais si on se voulait moderne, on disait photographie. Ce Jonas Savane abrégeait encore le mot à la façon des Parisiens, et il avait un accent d’ailleurs.

Elle alla prendre les épreuves, les lui présenta. Il les examina rapidement, repéra Rescaré.

— C’est peut-être celui-là qui aura bouché votre cheminée ? Charles Rescaré, lut-il au dos de l’image. Le vieux Maurice l’a accusé.

— Je ne sais pas. Pourquoi pas quelqu’un venu d’ailleurs ? Ce garçon a mauvaise réputation mais crâne surtout. Le vieux Maurice le déteste.

Il sortit un papier de sa poche, le double de la liste des mobiles que lui avait remise Wasquehale. Au dos des épreuves elle avait marqué le nom du sujet et celui de son village. Il fixait une autre photographie.

— Louis Rivière. J’ai déjà vu cette tête d’honnête homme quelque part. Trop honnête à mon goût.

Clément Garbès l’avait laissé indifférent, mais Rivière de Soulatgé l’intéressait. Elle ne jugea pas utile de raconter l’histoire de la main sans annulaire dessinée au charbon de bois sur la porte des Rivière, il l’apprendrait bien assez tôt. Roumi, qui en avait assez de la proximité du cheval rouge s’ébrouait en faisant osciller la roulotte.

— Je dois remettre ces photographies à la gendarmerie de Mouthoumet, dit-elle en tendant la main. Elles ne m’appartiennent pas.

— Les gendarmes n’étaient qu’un relais entre vous et moi, ces photos me sont destinées.

— Gardez-les, moi je rentre à Lézignan, fit-elle furieuse, sans définir pourquoi.

L’autorité suffisante de ce capitaine, son renvoi, comme si elle n’était qu’une bonniche qu’on congédie ou bien le regret de passer à côté d’un mystère, celui de la Maison du Colonel où son mari avait trouvé la mort ? Ce capitaine détenait peut-être une explication, mais pour rien au monde elle ne se serait abaissée à la quémander. Et pourtant Jean méritait qu’elle subisse toutes les humiliations du monde.