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Elle se moquait de son ironie, découvrait dans son profil légèrement empâté les stigmates d’une vie de comédien frustré, las des insuccès, d’homme hésitant entre le métier des armes et celui des planches.

— Vous devriez jouer Napoléon, lui dit-elle soudain, sans volonté de sarcasme, le Napoléon de la fin, celui que les revers commencent d’accabler. Ne trouvez-vous pas, Monsieur le Curé ?

— Je n’ai aucune connaissance du théâtre, protesta Reynaud. Je n’y suis jamais allé de ma vie. En Algérie, il y avait de pauvres troupes qui venaient jouer des farces grossières devant nos soldats, les meilleures se réservant les grandes villes. Je comprends que ce nom de Mouthoumet vous ait soudain frappé. Mais ces mobiles coupables de crimes n’appartiennent pas forcément au canton, mon Capitaine.

— J’ai déjà mené une enquête préliminaire et j’ai quelques certitudes. Il est possible que je sois amené à poursuivre des pistes dans les autres cantons, mais le meneur principal se trouve par ici.

— Si vous le permettez, Monsieur le Curé, dit Zélie, je vais rejoindre ma roulotte comme disent certains. Je vais développer mes clichés et demain, Monsieur le capitaine aura à sa disposition deux autres portraits.

Consciente qu’elle fuyait une plus précise révélation sur le siège de cette Maison du Colonel elle se leva, pâle et hésitante.

— Je vous raccompagne, dit Jonas Savane. J’ai roulé toute la journée pour passer à Duilhac et Rouffiac. La voiture me fatigue plus que la selle.

Cette nuit-là, vers 2 heures, le curé Reynaud remit du bois dans sa cheminée à son habitude, ouvrit sa fenêtre pour se pencher au-dehors et regarder la roulotte arrêtée plus loin. Une lampe y veillait.

10

Au petit matin, la vieille Pamphile vint dire à Zélie que le capitaine souhaitait qu’elle se rende à Lanet pour photographier le seul mobile du village.

— Le capitaine Savane est donc passé de bonne heure au presbytère ? demanda Zélie mal réveillée.

— Il est venu pour servir la messe et Paulet l’enfant de chœur ne sera pas content. Pensez, il sert depuis bientôt trente ans. Faut que j’aille sonner la dernière volée.

La jeune femme moulut son café en réfléchissant. Ce capitaine lui envoyait ses ordres alors qu’il l’avait renvoyée la veille ? Pour qui se prenait-il ? Entre le sabre et le goupillon il jouait les grands seigneurs. Elle avait été surprise par les coups de Pamphile à sa porte, aurait pu la charger de répondre à Jonas Savane qu’elle rentrait directement à Lézignan en lui confiant les deux dernières photographies prises ici à Cubières. Elle avait manqué de présence d’esprit, mais il n’était pas trop tard.

Lorsqu’elle alla chercher Roumi à l’écurie du presbytère, elle chercha vainement la vieille servante pour lui remettre les portraits des deux anciens mobiles du village. Elle assistait certainement à la messe. Elle entraîna Roumi jusqu’au fourgon. Elle remettrait les épreuves à Wasquehale, ce qui ennuierait certainement le capitaine. Elle se hâta, ne voulant pas qu’il aperçoive l’attelage quand il sortirait de l’église.

Deux heures plus tard, alors qu’elle marchait à côté de Roumi dans la montée vers Redoulade, elle vit venir deux gendarmes, reconnut le brigadier Wasquehale. Sa mission allait se terminer bien plus vite qu’elle ne le pensait et elle en ressentait une grande tristesse, et comme une trahison envers Jean.

Tandis que le gendarme tenait leurs chevaux par la bride, le brigadier l’écouta en silence faire le récit de sa rencontre avec le capitaine Savane et de la décision de ce dernier de la remplacer par un photographe masculin. Wasquehale secoua la tête :

— Nous n’en trouverons aucun sur-le-champ, il faudra plus d’une semaine avant que l’un d’eux accepte. Jusqu’à ce jour, vous et votre mari étiez les seuls qui parcouriez les Cor-bières. Personnellement j’ai reçu l’ordre de me mettre au service du capitaine Savane, mais j’ai aussi des instructions de mes supérieurs qui veulent que j’effectue une contre-enquête. Ou plutôt une enquête complémentaire. Vous devez me fournir des photographies supplémentaires en ce sens, dont j’enverrai une partie à Carcassonne. Le capitaine effectue ses recherches au nom de l’armée, nous, nous agissons sur plaintes déposées par des civils, ce qui n’est pas du tout la même chose. Je vous demande donc de poursuivre cette mission quoi qu’en pense le capitaine Savane. S’il veut faire venir un autre photographe, à son aise.

Ils marchaient sur la route et ils firent demi-tour pour revenir vers la roulotte. Zélie ne cessait de se retourner pour surveiller Roumi. Les deux autres chevaux risquaient de le rendre nerveux.

— Vous avez photographié Louis Rivière de Soulatgé ?

— J’ai remis l’épreuve au capitaine.

— Avez-vous appris ce qui lui était arrivé ?

— Le dessin d’une main sans annulaire sur sa porte ? Oui, je me trouvais à Soulatgé, cette nuit-là. Mais je n’ai connu cette histoire que le lendemain matin.

— Vous n’avez rien remarqué, ce soir-là ? fit le brigadier d’un air trop indifférent pour qu’il soit le reflet de son manque d’intérêt. Vous n’avez rencontré personne en cours de route ?

Faisait-il allusion à ce cavalier mystérieux qui l’avait dépassée dans le col et qui aurait été aperçu dans Soulatgé par un ivrogne, mais aussi par une femme du village.

— Je suis arrivée à 8 heures du soir. J’ai conduit mon cheval à son écurie habituelle et je suis rentrée dans ma voiture pour dormir. Non, je n’ai rien remarqué.

— Avez-vous pu photographier Eugène Bourgeau d’Auriac sans difficulté ?

— Sa femme m’a répondu qu’il serait absent pour plusieurs jours. Il serait allé chercher des vaches en Andorre.

— En plein hiver ? Depuis longtemps les Andorrans confient leurs troupeaux à des éleveurs des régions d’altitude moyenne, où l’hiver est le plus souvent moins rigoureux que chez eux qui vivent à près de deux mille mètres, mais les animaux arrivent à l’automne, repartent au printemps. Il n’y a pas de transhumance en plein hiver.

Roumi l’accueillit d’un ricanement qui signifiait qu’une minute de plus et il s’en prenait aux deux autres chevaux qui faisaient mine de ne pas le voir.

— Je reste requise alors ? demanda-t-elle. Et désormais je ne dépendrai que de vous ?

— Je vous le confirme. Qu’alliez-vous faire ?

— Bien que renvoyée, je devais sur ordre du capitaine me rendre à Lanet pour une dernière photographie, et je pensais vous remettre l’ensemble de mon travail avant mon départ.

— Allez à Lanet et revenez ensuite à la gendarmerie. Mais je voudrais vous faire part de quelque chose en particulier. Cela ne me plaît guère, mais une brigade ne fait que son devoir, en évitant que la population ne se sente blessée dans ses coutumes. Ce qui est accepté dans une grande ville est ici cause de scandale, et qui dit scandale sous-entend trouble public.

Tout d’abord elle estima que ces mises en garde concernaient une autre personne, mais le regard du brigadier fixé sur elle la ramena à une réalité plus consternante.