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— Est-ce moi qui trouble l’ordre public ?

— On se plaint que vous ne portiez plus le deuil de votre mari mort pour la France. Je vous le dis brutalement, résumant les réflexions des gens dans les villages que vous venez de traverser. Certaines épouses d’anciens mobiles sont choquées que vous soyez en cheveux lorsque vous photographiez leurs maris. En réalité c’est tout votre comportement qui scandalise certaines. Elles vous reprochent en général d’avoir eu l’impudence de poursuivre ce travail forain, que vous viviez et surtout couchiez dans ce fourgon aménagé comme une carriole de bohémien. Ce que moi j’appelle témérité, peut-être imprudence, voire provocation. Je ne suis ni juge ni partie, je ne fais que vous rapporter ce que nous avons enregistré depuis ces derniers jours. Il n’y a pas de délit, juste un mécontentement.

— Dois-je porter le grand voile de veuve pour faire taire ces harpies, gronda-t-elle, avec la crainte d’une trop forte nausée tant son estomac se contractait.

— Vous êtes libre de faire ce que vous voulez, mais je me devais simplement de vous informer de cet état d’esprit. Derrière cette façon de vous blâmer se cachent en réalité une grande anxiété et un désarroi de toute la population. Je ne suis pas aveugle ni sourd et vous servez de bouc émissaire, car c’est la gendarmerie qui est ainsi attaquée. Je comprends que cette enquête qui n’en est qu’à ses débuts les bouleverse les uns et les autres. Elle ne concerne que les mobiles revenus de la guerre, mais voyez-vous, l’opinion estime qu’il y a une grande différence entre un garçon qui a tiré le mauvais numéro de la conscription et qui est devenu un soldat, et un mobile. Les premiers ont été désignés par le destin, les autres ont été appelés sans possibilité de refuser ou d’acheter un remplaçant. Dans l’esprit des habitants de cette contrée, ce sont des héros. Les soldats ont perdu batailles sur batailles, ont reculé jusqu’à la Loire ou en Suisse alors que les mobiles ont failli chasser le Prussien. Il s’en est fallu de peu et si…

Il préféra ne pas poursuivre. Il aurait dû mettre en cause de grands chefs militaires, des hommes politiques, mais ce que pensait l’opinion publique était plein de bon sens. Les mobiles étaient partis avec un grand enthousiasme lors de la levée en masse. Tous affirmaient qu’ils allaient montrer à ces envahisseurs teutons ce qu’ils savaient faire et les ridiculiser.

— Pour en finir, je dirai que cette enquête est mal perçue, même si l’on commence à murmurer dans les villages qu’un tel s’est soudainement enrichi, qu’un autre se trouve à l’aise alors qu’il n’avait pas un sou en quittant sa famille. Et puis il y a ces plaintes enregistrées par les juges d’Orléans principalement.

Zélie suffoquait de rage à la pensée que l’absence d’un voile noir et d’un chapeau la désignait comme veuve indigne, pourquoi pas joyeuse et menant une vie licencieuse. Wasquehale se rendit compte qu’il avait montré un peu trop de franchise brutale malgré sa volonté d’être modéré.

— Ne le prenez pas trop à cœur, murmura-t-il. La plupart des gens se souviennent que vous formiez avec votre mari un couple uni et estiment que vous portez avec une grande dignité votre chagrin. Je voulais seulement vous mettre en garde contre toute manifestation un peu trop intempestive. Allez donc à Lanet, photographiez ce Gilbert Ponson, un brave vigneron qui a excellente réputation, mais qui va subir le sort commun des autres mobiles en étant photographié.

— Le capitaine Savane…

Elle respira profondément avant de poursuivre :

— Le capitaine m’a parlé d’un témoin, une femme qui devrait arriver incessamment à Mouthoumet.

— Ce capitaine que je n’ai pas encore eu l’honneur de rencontrer me paraît un peu trop bavard. Il n’aurait pas dû. Nous voulons garder secrète cette venue et protéger cette personne. Non seulement d’un danger quelconque, mais des accusations douteuses. Si quelqu’un, ou plusieurs se sont rendus coupables d’exactions je ne veux pas qu’ils aient le temps de préparer leur défense. Nous étudierons les réactions de chacun en présence de cette victime.

— Je sais aussi que le nom de Mouthoumet fut prononcé à plusieurs reprises par ces canailles qui déshonorent le canton. Et s’il y avait erreur justement sur ce nom ? Je ne peux accepter l’idée que ces braves gens que je photographie puissent être d’horribles criminels. Chaque fois que l’un d’eux pose devant moi, je ne vois que des hommes simples, honnêtes et je n’éprouve aucune crainte, même pas la plus petite appréhension. Il me semble que dans le cas contraire j’aurais un pressentiment, que des sentiments de répulsion, de terreur se manifesteraient.

Le brigadier ne dit rien, porta la main à son bicorne, commença de s’éloigner puis revint sur ses pas :

— Ne le prenez pas mal, mais permettez ce conseil : lorsque vous ferez entrer un de ces anciens mobiles dans votre voiture laissez la porte ouverte, que chacun au-dehors puisse voir ce qui se passe à l’intérieur. On n’a pas l’habitude par ici qu’une jeune et… jolie femme s’enferme avec un homme. D’autant plus que si la lumière vous fait défaut le temps de pose s’en allonge d’autant.

Elle accepta cette dernière suggestion avec plus de sérénité que le reproche au sujet de son voile de veuve.

— Les panneaux portant les miroirs que j’ouvre pour éclairer le sujet sont délicats à orienter et la porte ouverte provoquerait un contre-jour néfaste qui risquerait de voiler le cliché. Je ne m’en rendrais compte qu’au développement qui dans certains cas intervient des heures plus tard. De plus, un courant d’air désagréable risque de circuler entre ces deux ouvertures.

— Exigez qu’une personne, femme, ou voisin accompagne l’ex-mobile. Vous savez, Lanet c’est vraiment un petit village à l’écart. Les habitants sont paisibles, mais un rien peut les effaroucher.

— Je ne sais si je rejoindrai Mouthoumet ce soir. J’ai encore trois heures de route jusqu’à Lanet et je devrai parlementer un bon moment avec cet ex-mobile, comme j’y fus contrainte avec tous les autres déjà, pour qu’il accepte d’être photographié. D’ailleurs je comprends très bien leur surprise et leur réticence.

— Ma pauvre dame, tout le canton est en ébullition depuis le début, depuis que Clément Garbès fut votre premier modèle. Soyez sûre que Gilbert Ponson vous attend. Et il n’est pas homme à inventer de mauvais prétextes pour échapper à cette contrainte. Ce n’est pas avec lui que vous aurez des ennuis.

Le col franchi, elle grimpa sur son siège et laissa Roumi aller à son pas. Dans le hameau de Savignan, elle aperçut la voiture d’un épicier forain et s’arrêta pour faire quelques achats. Les trois femmes en noir qui la précédaient se retournèrent pour la regarder avec mépris, et pour la première fois depuis un an elle estima que son chagrin était entaché par cette attitude de rejet. Elle faillit renoncer à se faire servir mais l’épicier la connaissait et garda sa bonhomie Par esprit de corps. Comme lui elle faisait de la route.

Elle atteignit Lanet en début d’après-midi et presque aussitôt un grand gaillard en costume de velours se présenta, l’air grave :

— C’est pour moi que vous venez à Lanet, dit-il avec gentillesse. Je suis Gilbert Ponson, l’ex-mobile. Je vous guettais. Depuis chez moi je vois jusqu’au Pont d’Orbieu. Il est costaud votre cheval. Vous ne venez pas souvent ici.

— Les gens de Lanet descendent volontiers à Mouthoumet pour se faire photographier. Merci de m’éviter de vous chercher dans le village, mais pouvez-vous demander à votre femme de vous accompagner ?

— Ma femme ? Mais elle est au moulin pour prendre de la repasse pour ses poules. Elle ne veut pas se faire photographier.