— Monsieur Ponson, je préfère que quelqu’un vous accompagne. Ne croyez pas que je me méfie de vous, mais j’ai eu connaissance de certaines rumeurs me reprochant de m’enfermer avec des hommes pour les photographier. Comme je ne peux laisser la porte ouverte, ce qui gâcherait le cliché, je vous demande de trouver quelqu’un qui vous accompagnera à l’intérieur de la voiture.
— Il y a ma mère, mais elle va faire des manières, vouloir se changer. Et cette chose l’inquiète.
— J’attendrai.
Par chance, la femme de Ponson arriva poussant sa brouette chargée d’un sac de repasse, du son acheté au moulin sur l’Orbieu. Interloquée, elle entra timidement dans la roulotte, s’assit sur le divan craignant, dit-elle, de salir.
— Ce n’est pas la peine de descendre jusqu’à l’Orbieu pour rejoindre Mouthoumet, lui dit Gilbert Ponson avant de la quitter, prenez le vieux chemin des Plas, il est bien roulant vous verrez. Et comme il n’y a pas eu de grosses pluies vous n’aurez pas de boue. Ça vous raccourcit la distance d’une demi-lieue.
— Je voulais vous demander une précision, monsieur Ponson. Vous étiez aussi sur la Loire pendant la guerre ?
— Comme pas mal de mobiles de par ici.
— Est-ce que ce nom de Maison du Colonel vous dit quelque chose ?
— C’est là où votre pauvre mari s’est fait tuer avec tous les autres, y compris celui de Salza, Émile Grizal. Je ne l’ai su qu’après, bien après.
Sa femme avait quitté le divan, paraissait regarder autour d’elle avec surprise :
— C’est joliment arrangé, finit-elle par dire, vous avez même un évier, un poêle ! Moi je comprends qu’on voyage ainsi. Gilbert tu m’avais dit quelque chose au sujet de cet Émile Grizal ?
Son mari parut surpris :
— J’ai dit quelque chose, moi, sur ce pauvre garçon ? Il n’y a rien à dire sur lui.
— Rien de méchant au contraire. Lorsque tu es revenu, une fois démobilisé, tu m’as dit que ce Grizal était mort pour rien.
C’était un instant suspendu, d’une atroce fragilité, une bulle de savon qui pouvait éclater, disparaître, l’écho d’une parole déjà ancienne et floue. Gilbert Ponson fronçait les sourcils, paraissait fouiller dans ses souvenirs :
— Je n’avais rien à dire sur ce pauvre Grizal, répétait-il, inquiet qu’on puisse l’accuser d’avoir dit du mal d’un mort. Je l’ai peut-être aperçu à Mouthoumet une fois ou deux. Quand on montait à Salza on ne le rencontrait jamais puisqu’il était berger à la Coumo Ferregut.
— Je le sais bien, mais pourquoi disais-tu qu’il n’aurait pas dû mourir.
Zélie faillit se jeter à ses genoux, le supplier de chercher encore au plus profond de lui. Et puis l’appréhension d’une révélation insupportable la retint.
— Il n’aurait pas dû se rendre à la Maison du Colonel, voilà ce qui s’est dit. Non ce n’est pas tout à fait ça. Il devait porter un message. C’était une estafette. Voilà, il avait été choisi au hasard pour porter un message à l’officier qui se trouvait dans la Maison du Colonel.
— C’était un sergent, murmura Zélie.
— Oui c’est vrai un sergent. Grizal leur apportait l’ordre de se replier, mais il est tombé dans un traquenard, paraît-il, les Prussiens étaient tout autour de la maison. Ils l’ont laissé passer, les canailles, mais jamais il n’a pu en ressortir.
Déçue, Zélie hochait la tête avec un sourire qui devait être d’une pauvreté offensante pour la bonne volonté de ces gens.
— Je ne sais pas si c’est tout à fait ça, dit sa femme entêtée.
— Marguerite, on retarde Madame la photographe. Il lui faut le jour pour suivre le chemin des Plas. Il faut qu’elle parte maintenant pour arriver à Mouthoumet au crépuscule.
— Excusez-moi, dit cette femme, moi aussi je dois préparer le farnat pour les poules et le cochon, un porcelet parce que nous avons déjà tué l’autre.
— Parle français, bougonnait son mari.
— Je suis du pays, protesta Zélie, essayant de surmonter sa déception, et je sais que le farnat c’est une soupe avec du son, des épluchures, un peu de farine, des restes de pain pour le cochon et la volaille. Ma mère élève toujours son cochon, là-bas à Ferrais.
Alors qu’ils s’éloignaient, Zélie entendit nettement Marguerite Ponson réaffirmer à son mari qu’il avait dit autre chose au sujet de la mort d’Émile Grizal. Elle les regarda disparaître dans une rue du village, lourds l’un et l’autre de non-dits involontaires, resta immobile jusqu’à ce que Roumi s’agite.
Le chemin des Plas la conduisit rapidement jusqu’à Mouthoumet, mais elle fut forcée de marcher à cause de quelques fondrières.
Elle était en train de panser Roumi dans l’écurie de l’auberge lorsque la patronne Marceline la rejoignit :
— Vous voilà déjà ? Vous n’aviez pas d’autres villages à visiter.
Elle paraissait contrariée et Zélie pensa qu’elle manquait de chambre, voulait bien coucher dans son fourgon.
— Non. D’ailleurs il vaut mieux pas. Il y en a quelques-uns qui n’étaient même pas mobiles, encore moins soldats, qui boivent trop d’absinthes en disant n’importe quoi. Ce sont les cousins des Bourgeau qui mènent ce sale train. Et ils sont écoutés par les plus stupides.
— À mon sujet ?
Marceline lui tourna le dos pour soulever le couvercle du coffre aux caroubes, le claqua :
— Des abrutis dont je me passerais bien la plupart du temps. On vous servira dans votre chambre. Je ne veux pas qu’ils viennent foutre la pagaille chez moi.
— Mais oui Marceline, murmura Zélie, trop fatiguée pour protester. Pour ce soir j’accepte de me cloîtrer dans ma chambre, mais demain je repartirai pour quelques jours.
— Je vais vous faire monter un broc d’eau chaude.
Elle fit sa toilette, s’allongea sur le lit en essayant de ne penser à rien. Lorsqu’on frappa elle pensa qu’on apportait son souper, mais la petite servante lui dit que le capitaine Savane l’invitait à sa table. Et qu’il était superbe dans son uniforme de chasseur d’Afrique.
— Qu’il aille au diable ! commença-t-elle par répondre.
Puis elle se mit à rire :
— Je descends dans dix minutes.
Elle prit son temps, se changea et le fit attendre au-delà d’une demi-heure.
11
En bas de l’escalier, Marceline l’attendait impatiemment pour dire qu’elle les servirait à part. Mais Zélie refusa :
— Je n’ai rien à cacher, je souperai dans la salle. Ce n’est pas un rendez-vous d’amour.
— C’est un officier, fit Marceline haletante. Un bel officier et il y a les cousins Bourgeau qui boivent de l’absinthe.
— Qu’importe.
Jonas Savane l’attendait en grande tenue d’officier de cavalerie, assis à l’une des tables réservées aux dîneurs. Il se leva dès qu’elle apparut. En coin de l’œil Zélie vit deux hommes, assis face à face qui dès qu’elle parut rapprochèrent leurs visages d’alcooliques. Son hôte lui tint la chaise comme s’il s’agissait d’un siège luxueux au lieu de paille et de bois ordinaire. Les regards s’ébahissaient, la serveuse s’immobilisait, un faitout fumant dans ses mains, trouvant soudain que flottait dans l’auberge un air précieux de grand restaurant de ville.
— Je vous remercie, dit Savane, je craignais un refus.
Marceline guettait derrière son rideau de perles en bois qui séparait sa cuisine, un tunnel sombre de la salle. Zélie retenait un fou rire devant ce décorum aussi inattendu que ridicule. Les joueurs de cartes n’osaient plus jurer ni cracher, même les deux cousins Bourgeau paraissaient tétanisés et derrière les vitres de la double porte d’entrée s’effaraient des visages blancs d’enfants. Sans les lourdes odeurs de cuisine, vieilles odeurs imprégnant les murs, sans la fumée âcre des pipes, la sciure sur les carreaux rouges et en fermant les yeux on aurait peut-être pu se laisser leurrer.