Là-bas dans son trou noir, Marceline ne surveillait plus les Bourgeau, mais trépignait pour ses perdreaux. Ils seraient trop cuits si ces deux-là ne cessaient pas de bavarder pour en finir avec sa charcuterie.
— Rajoutez à peine d’eau, conseilla la serveuse.
— Ça durcira la viande, allongera la sauce.
Puis elle aperçut le capitaine qui se levait et se dirigeait tranquillement vers la table des cousins Bourgeau.
— Mon Dieu, mes perdreaux vont devoir attendre et ils vont tout casser.
— Les perdreaux vont tout casser ? s’affola la serveuse.
12
Tenant à peine sur leurs jambes, les deux Bourgeau se levèrent, l’un d’eux esquissa un vague salut militaire et ils se dirigèrent vers la sortie, trébuchant contre les chaises des soupeurs attablés. Un silence surpris les accompagna et ne libéra les langues que lorsque le capitaine eut rejoint sa table.
— Vous avez l’air déçue, constata-t-il.
— En bon comédien inquiet de son art, vous savez flairer les états d’âme de vos spectateurs, reconnut-elle. Effectivement j’attendais une belle bagarre, des chaises qui volent, des verres qui se cassent et Marceline dans tous ses états. En toute franchise, je souhaitais qu’ils vous arrachent au moins ces brandebourgs qui me déplaisent, à défaut de vous faire éclater le nez ou de vous pocher l’œil.
La serveuse vint reprendre la charcuterie à peine touchée, fit la moue devant tant de bonnes choses dédaignées.
— Je dois changer les assiettes ? demanda-t-elle inquiète.
— Inutile cette fois, dit Zélie.
— Vous auriez aimé voir couler le sang ? demanda Savane, pas le moins du monde choqué.
— Le vôtre. Je me demande si vous en avez qui vous réchauffe le cœur ou le corps. Faut-il être animal à sang froid pour faire l’acteur ?
— Vous me détestez, n’est-ce pas ?
Elle réfléchit et ses narines palpitèrent un court instant :
— Vous m’agacez. Voilà, vous m’agacez. Vous jouez un mauvais rôle et vous devriez rendre vos galons et retourner dans votre théâtre. Vous êtes fait pour la comédie, le monde artificiel des sentiments exaspérés du mélodrame ou tout simplement stupides des vaudevilles.
— Vous préférez Hernani, Ruy Blas ?
— Je me méfie du romantisme et si j’ai cité Les Misérables je ne raffole pas du théâtre d’Hugo.
Marceline arrivait avec ses perdreaux, suivie de la serveuse avec des pommes sautées. Les derniers soupeurs avaient des regards songeurs devant ce service empressé, ces plats des grands jours. Ils s’attardaient sans trop savoir pourquoi, pour un fumet inhabituel, parce que ce couple intriguait, parce qu’une veuve qui acceptait un souper avec un capitaine un peu trop chamarré, c’était insolite et un tantinet croustillant.
— Je les ai fourrés de pain aillé. Il aurait peut-être pas fallu, disait Marceline, sur les nerfs.
Elle avait redouté le pire mais la défaite, la retraite honteuse des cousins Bourgeau ne la rassuraient pas pour autant. Ils reviendraient rétablir leur réputation, capables de tout fracasser avant que les gendarmes n’accourent.
— J’adore, disait Zélie, j’adore m’empeser l’haleine de l’ail du pain ainsi gorgé des sucs du perdreau.
Cette fois, Jonas Savane parut en désaccord.
— Si vous jouiez chaque soir avec des partenaires empestant ainsi l’atmosphère, peut-être changeriez-vous d’avis.
— Je croyais que vous soupiez après la représentation dans des endroits illuminés au gaz de ville, aux miroirs étincelants et aux garçons de restaurant empesés comme des pingouins.
— Certains et certaines dévorent avant pour se réconforter, mais aussi pour décontenancer leurs camarades. Nous vivons une petite guerre civile durant le temps de chaque représentation. Pour des rancunes stupides. Ces restaurants luxueux où vous nous imaginez, nous n’y accédons qu’avec une salle bien remplie qui nous laisse quelques louis.
Elle arrachait son aile de perdreau, la dégustait avec ses gants de chantilly noire. Ses doigts d’une grande finesse révélant leur élégance délicate dans les manques de la dentelle le troublaient.
— Vous prenez cette journée pour développer vos clichés ? demanda-t-il.
— Je le ferai avant de monter à Salza.
— Le seul mobile de ce petit village s’est fait tuer sur la Loire.
— Je sais, à la Maison du Colonel et aux côtés de mon époux. Et c’est la raison qui m’y fait aller.
— Voir qui ? La famille, la veuve, les orphelins ?
— Vous voilà bien cynique et au-delà de votre flegme habituel.
Elle arracha une cuisse avec un grand morceau de blanc, dévora à belles dents cette chair ruisselante.
— À quoi bon ressasser ce qui n’est plus, murmura-t-il. J’oublie mes fours, autrement dit mes échecs d’acteur, et j’essaye de ne pas trop magnifier mes succès.
— Vous ne m’avez pas expliqué la raison qui vous a poussé à servir la messe ce matin. Avec vos vêtements civils, vous aviez tout d’un clergyman de la religion réformée, pas du tout d’un catholique.
— Je voulais approcher de près ces instants mystérieux de la messe, essayer de me mettre dans les habits liturgiques. Déjà ceux de Paulet, le vieil enfant de chœur de Cubières, bien qu’étriqués sur moi m’ont basculé dans un monde d’encens, de chuchotements, de craintes aussi.
— Quelles craintes ? Métaphysiques ?
Il sursauta :
— Bigre, quelle culture vous a légué de si grands mots ?
— Mon grand-père m’a fait passer le baccalauréat. Il était proviseur de lycée et je me suis retrouvée embrigadée dans les études. Il fut mon seul examinateur, bien sûr. Puisque nous les femmes n’avons pas le droit à cet examen.
Il la regardait avec méfiance :
— Tout ça pour verser dans la photographie foraine ?
— Tout ça par amour d’un poète qui en dehors des portraits de famille et des bébés en robe d’organdi traquait, guettait plutôt les moments éphémères de la vie. Un nuage insolite, un oiseau, une fleur égarée dans un champ d’épines ou un flot de coquelicots dans la garrigue.
— Insolite.
— Oui et je l’ai dit éphémère. Le lendemain, ces miracles avaient disparu, mais vivront toujours sur la photographie.
— En noir et blanc malheureusement.
— Photochromies, procédé Louis Ducos du Hauron. Procédé qui n’a eu aucun succès mais qui, en dehors des personnages, nous enchantait comme des tableaux d’une folle audace.
— Style salon des Refusés par exemple ? fit-il dédaigneux, alors qu’elle attaquait le dos de son perdreau avec la même voracité.
— Pourquoi pas ?
Elle commençait de le suffoquer, pensa-t-elle et décida d’arrêter ce jeu désespéré. Elle se grisait de piques ironiques parce que cet homme la fascinait en dépit de tout ce qu’elle soupçonnait de sa personnalité. Il jouait le capitaine de cavalerie comme il avait joué le clergyman sur la route, à leur première rencontre et l’enfant de chœur dans l’église de Cubières. Elle le croyait mauvais acteur une fois sur scène, face à un public et défendant de mauvais mélodrames ou des pochades stupides. Pourquoi ce masque romain où s’étalait une cire modelable, mauvaise graisse ou maladie secrète ? Elle le vit nu l’espace de deux secondes, s’en effara, essaya de se justifier auprès de Jean mais n’y parvint pas, honteuse de son alibi : ils avaient fait du nu artistique dans leur atelier de Lézignan, mais avec de grandes précautions à cause de la clientèle vite effarouchée par des rumeurs de débauche. Ils fréquentaient des ateliers de peintres à Toulouse et à Montpellier. Certains artistes leur achetaient leurs portraits pour s’en inspirer, ne trouvant pas de modèles lorsqu’ils vivaient retirés en campagne parmi une population bien sage.