Elle désignait la capitelle aménagée dans l’épaisseur du mur du fond. Celle-là possédait une porte, mais apparemment les pauvres meubles de la veuve n’avaient pu tenir à l’intérieur. Une table, un coffre, une commode restaient au-dehors et un foyer en pierres réchauffait une grosse marmite d’où s’échappait en flocons de vapeur une odeur un peu acide que Zélie aurait reconnue entre toutes et qui la réjouissait lorsqu’elle embaumait sa maison de senteurs sauvages. Mais ici, dans ce cadre devenu honteux parce qu’y vivaient deux misérables sans toit, ce parfum de garrigue prenait une autre signification, n’était que le relent d’une détresse noire.
— Ce sont des talendels qui cuisent, fit-elle a voix douce, des poireaux sauvages ? C’est l’époque !
Et même un peu trop tard car ils commençaient de sentir l’ail. Carmen alla chercher deux chaises, mais dans les buis touffus les deux yeux avaient disparu.
— Pas café… garbanzos… pois chique…
— Chiche, je veux bien.
Elle en fit réchauffer une décoction dans les braises. Zélie avait la gorge nouée et quand la femme lui montra ses mains en expliquant, dans son mélange de français et d’espagnol, la raison de sa saleté, elle les lui prit entre les siennes et lui sourit :
— Vous êtes courageuse.
Quand elle aurait un peu d’argent elle partirait en Espagne, retournerait dans sa famille auprès de ses parents.
— Avez-vous reçu les objets personnels de votre mari ? Moi je n’ai rien pu obtenir.
Elle ne pouvait pas avouer à cette femme démunie qu’elle s’y était refusée, de crainte de devoir enterrer Jean de façon définitive si elle avait reçu le contenu de ses poches. Carmen se leva, certainement pour prendre des verres pour le café de pois chiches, mais elle revint avec une petite boîte en carton fort qu’elle ouvrit avec des gestes très précautionneux. Elle la présenta à Zélie. Celle-ci décompta une alliance, une chaîne et une médaille de baptême le tout en or, une gourmette en argent, une pièce de cinq francs, une carotte de tabac à chiquer.
— Colis.
— C’est l’armée qui vous a renvoyé ces objets ?
Visiblement, Carmen ne s’était pas posé la question. Zélie lui demanda à quelle époque elle avait reçu ce petit paquet et la jeune femme estima que c’était en mai ou juin, juste à l’été peut-être. Elle ne savait plus. Dès que l’armistice avait été signé, on lui avait ordonné de quitter la bergerie et elle ne trouva aucune maison à louer, même pas une cave jusqu’à ce que monsieur Périchot lui prête la capitelle, en échange de quelques travaux, le sarmentage et le soufrage. Bien sûr le soufrage que personne n’aimait vraiment faire. Tout à la soufrette, cep après cep. On en prenait plein la gorge et les poumons, si le vent se levait. On travaillait bien avant le jour.
— Vous couchez la-dedans, mais comment ferez-vous avec l’hiver qui commence ?
Carmen expliqua qu’un ami de son mari devait venir lui faire une cheminée. Monsieur Périchot était d’accord, à condition de n’avoir rien à payer. Elle invita Zélie à venir voir où ils vivaient.
C’était la grotte, l’antre. Quelques citadins en mal de pittoresque se seraient exclamés d’enthousiasme devant les murs en pierres sèches d’une beauté parfaite, mais il fallait vivre là-dedans, coucher sur deux paillasses. Zélie désigna le toit en grandes lauzes mais Carmen l’assura qu’il n’y avait pas d’infiltrations. Les pluies avaient été rares ces derniers mois, mais au printemps elles risquaient de pénétrer dans la capitelle.
Ce fut au moment de sortir que Zélie aperçut sur le sol le grand carré de papier marron, celui servant à empaqueter. Carmen expliqua qu’elle s’en servait comme descente de lit car il était très épais. C’était du papier de l’armée.
— De l’armée ? demanda Zélie, sceptique.
— Si señora, le colis avec l’alliance, la médaille…
Zélie ne put s’empêcher de s’accroupir pour le prendre, le retourner. Elle vit les timbres, les coups de tampon, releva le nom de la poste de Saint-Paul-de-Fenouillet, dans les Pyrénées Orientales, à vingt kilomètres à vol d’oiseau de Salza.
— Regardez, on l’a expédié de Saint-Paul, à la limite de l’Aude, pas loin d’ici.
Carmen resta debout, détournant les yeux et Zélie comprit qu’elle ne savait pas lire. De plus les tampons en abondance, comme si l’employé avait voulu à sa façon enjoliver le paquet, officialisaient l’envoi à ses yeux.
Zélie s’efforça de ne pas grimacer en buvant l’extrait de pois chiches non sucré alors que les talendels égouttaient sur un vieux gril rouillé. Carmen préparait des escargots. Elle les grattait, les débarrassant de leur bave séchée, dit qu’elle les jetait directement dans le feu pour les cuire. Parfois son fils Pedro capturait un lapin ou même un perdreau, des petits oiseaux, mais les chasseurs du pays le surveillaient, l’accusaient de leur prendre leur gibier.
Ne sachant comment faire pour lui laisser un peu d’argent, Zélie l’écoutait distraitement, et puis soudain elle fut certaine d'avoir négligé quelque chose en amont de ce monologue.
— Vous avez eu une visite ?
— Oui, ce cavalier, fit Carmen les sourcils froncés, je vous l’ai dit. Un beau cavalier arrivé à travers les vignes. Si monsieur Périchot l’avait vu il n’aurait pas été content. Celui-là il ne prend certainement jamais les routes et les chemins.
— Un cavalier ? Pas un homme en charrette bien sûr, pas à travers les vignes.
Pourtant elle demanda le signalement, mais Carmen ne savait comment décrire ce personnage, faisait beaucoup de gestes, brouillait par la nervosité de ses mains ses quelques paroles plus précises.
— Le cheval, quelle couleur ? s’impatienta Zélie.
Soudain intimidée par ce ton plus sec, Carmen adoptait à nouveau sa défroque d’humble créature insignifiante, baissa les yeux, bafouilla en espagnol, faisant regretter à Zélie son impatience. Elle avait en partie conquis la confiance de cette pauvre femme et d’un coup la pulvérisait.
— Pardonnez-moi, dit-elle avec le plus de sincérité possible, mais c’est très important, Carmen. Vous avez reçu l’alliance, la chaîne et la médaille de baptême, la gourmette, la carotte de tabac, les cinq francs dans un paquet qui n’a jamais été envoyé par les services de l’armée, mais par quelqu’un qui a fouillé votre mari, le cadavre d’Émile Grizal. Et qui a peut-être aussi fouillé celui de mon mari, vous comprenez ?
Carmen enfonçait son menton maigre dans le haut de son sarrau, voilait son regard de ses paupières blanches, la seule partie de son corps épargnée par la salissure du minerai plombifère.
— Celui qui vous a renvoyé tout ça est certainement un voleur, un pillard. Certains coupent les doigts des cadavres pour prendre les alliances, les bagues. Les gendarmes les recherchent et pensent que plusieurs de ces canailles sont dans le coin. Vous me comprenez ? Pourquoi ce cavalier est-il venu jusqu’ici, dans cette vigne où vous logez, dans une capitelle bien cachée. Moi j’ai dû demander comment vous trouver et lui est arrivé tout droit ici ?
— Ce n’est pas un voleur, répliqua Carmen, les paupières toujours baissées. Il m’a donné un louis d’or. Je l’ai là dans la poche, si vous ne me croyez pas. Il était gentil.
— Si, je vous crois, mais écoutez-moi, la pensée qu’on a pu détrousser…
Ce verbe lui parut trop difficile à comprendre et elle rectifia :
— Voler le cadavre de mon mari, lui couper le doigt, celui qu’on appelle l’annulaire, celui-ci…
Elle ôta son gant et pointa le sien dénudé vers Carmen qui instinctivement recula, mais vit les tavelures qui le tachaient.