— La mine ?
— Non, murmura Zélie, touchée par le ton compatissant, les produits pour les photographies, les acides… C’est pourquoi je mets des gants…
Gênée, elle n’alla pas plus loin. Carmen, elle, ne pouvait dissimuler ses mains qui étaient loin d’être élégantes, déformées par les gros travaux.
— Je suis trop nerveuse. Depuis la mort de mon mari je ne sais plus ce que je dois faire. J’essaye de croire qu’il n’est pas mort, qu’il va revenir et si j’avais reçu moi aussi ces objets personnels, je serais bien obligée de me résigner… Je veux dire croire qu’il est bien mort là-bas, dans la Maison du Colonel.
— Le cavalier voulait que je lui parle de la Casa del Coronel… Moi je sais rien. J’ai montré l’alliance, la médaille, tout et il a demandé comment c’était venu à moi et lui aussi a regardé le papier avec les timbres.
— Son cheval était de quelle couleur ?
De son gros orteil Carmen désigna une motte de terre et Zélie estima que sa teinte se rapprochait de l’ocre ou peut-être même de la terre de Sienne.
— Merci Carmen… Vous m’avez rendu un grand service.
— Vous croyez qu’un bandit habite le pays et qu’il a pu voler les corps ? Tout ? Les habits aussi ? Les fusils ?
— Je ne sais pas…
Puis une idée la frappa alors qu’elle s’apprêtait à s’en aller.
— Votre mari avait des amis ? Je sais que vous viviez dans la bergerie de la Coumo Ferregut loin de tout, mais dans sa jeunesse peut-être que votre Émile connaissait des garçons du pays ?
— On habitait loin dans la montagne avec les moutons, les chèvres. On ne pouvait jamais quitter la borde. Moi je descendais à Salza pour acheter le pain, le sel. Le patron nous apportait le reste. Émile n’avait pas d’ami, personne. Et puis il m’a mariée, une Espagnole, ici c’est pas bon.
Elle crut entendre hennir le rouge de Jonas Savane toujours attaché à sa croix. Pourvu qu’il ne l’arrache pas du socle. Il lui avait paru de mauvais caractère.
— Carmen, je veux vous faire un cadeau, pour votre fils…
La jeune femme regarda le billet de cent francs qu’elle lui tendait. Elle secouait la tête.
— Si, prenez-le et si un jour nous nous trouvons toutes les deux en même temps à la foire de Mouthoumet, je vous ferai une photographie avec un joli cadre, et également une de votre garçon.
— Avec les belles dames aux cheveux blancs ?
Plus que le billet, cette promesse émerveillait la jeune veuve. Elle prit la main de Zélie et l’embrassa, mais celle-ci la saisit aux épaules et posa ses lèvres sur les joues ternies par le minerai. On lui avait dit qu’au bout de quelques années les gens mouraient à cause du plomb qui imprégnait trop leur organisme, mais que pouvait-elle dire à Carmen pour la mettre en garde ? Que lui proposerait-elle en échange de ce travail dangereux ?
Le rouge l’entendit venir et lorsqu’elle voulut grimper dans la charrette anglaise il recula brusquement, essayant de la faire basculer alors qu’elle avait un pied sur le marchepied. Furieuse, elle arracha le fouet de son tube porteur, le leva, mais au dernier moment se contenta d’en faire claquer la mèche au niveau des oreilles dressées de cet animal déplaisant. C’était son oncle qui lui avait appris à se servir d’un fouet, à couper net et en deux parties une feuille de papier tendue entre deux montants. Le rouge se le tint pour dit et reprit le chemin de Mouthoumet.
Ce qui la touchait le plus chez Carmen, c’était que malgré son dénuement, cette femme conservait pieusement avec l’alliance, la médaille, la chaîne, la gourmette, la carotte à chiquer de son mari, cette pièce de cinq francs qui lui aurait permis d’acheter un peu de nourriture et du vrai café.
14
Cette nuit-là, Cécile Bourgeau décida de rejoindre son mari et son beau-frère à la borde proche du Pech de l’Estelhe. Après ce qu’elle avait entendu et vu, elle ne pouvait plus rester dans leur maison du village. Elle se prépara sans allumer la lampe à cause des voisins, entassa des provisions dans un sac, du pain surtout, les hommes en mangeaient des montagnes. Là-bas dans la bergerie, ils ne se doutaient pas qu’elle venait de vivre un cauchemar. Peut-être que les voisins n’avaient rien vu, les nuits d’hiver on ne se levait pas facilement dans le froid pour regarder à travers les fentes de ses volets, mais elle, depuis l’après-midi, gardait un pressentiment qui l’empêchait de dormir. Elle avait sarmenté toute la journée dans leur vigne du ruisseau de Laurio, une qui donnait beaucoup à cause de la proximité de l’eau, mais un vin invendable de petit degré. Celui que l’on buvait à la régalade comme de l’eau. Il y en avait tout un tonneau à la borde de l’Estelhe. Tandis qu’elle assemblait ses boufanelles, ses fagots de sarments de vigne encore souples, elle avait entendu hennir un cheval. Et pas n’importe quel cheval. Et puis il n’y avait aucune raison pour qu’un cheval se trouvât dans ce coin. La taille ne nécessitait pas beaucoup de matériel. Un homme emportait ses cisailles dans leur étui en cuir avec la pierre à aiguiser, son dîner et venait à pied. D’autre part, toutes les vignes autour avaient été taillées et pour labourer, il fallait attendre que les sarments soient ramassés. Cécile croyait pouvoir reconnaître tous les hennissements des chevaux et des mulets d’Auriac. Il n’y en avait pas des quantités. À part les mulets hargneux, les percherons et autres boulonnais étaient du genre silencieux et s’ils hennissaient c’était bref, bonasse.
Celui qui se manifesta de l’autre côté du ruisseau était un animal méchant qui devait montrer ses dents. Un cheval de selle, de race, capable de disparaître en coup de vent. Elle le situait à mi-hauteur du mont Peyrous en surplomb de la vieille route.
Pour faire un gros fagot, une boufanelle, il fallait tresser des poignées de sarments, en faire un gabel. En un tour de main, elle ligotait cette douzaine de tiges puis assemblait sa boufanelle avec six à huit de ces petits fagots. On prenait un gabel pour une grillade, une boufanelle pour une cuisson plus longue. Elle travailla jusqu’à 3 heures, après la nuit venait et il n’y avait personne dans les vignes. Le cheval invisible hennit trois fois et elle se signa, car pour elle c’était un chiffre maléfique.
Elle empila ses gros fagots. Eugène viendrait les chercher quand il pourrait, peut-être jamais car il dédaignait ce travail de femme, ne voulait plus que du bon bois de chêne qui dure dans sa cheminée. Il envisageait même de faire du feu dans la cheminée de leur chambre. Il jouait les riches, son mari, et elle se méfiait de cette ostentation qui faisait bavarder dans le village. Lorsqu’elle apparaissait au fourgon de l’épicier, les conversations depuis quelque temps s’éteignaient. Eugène avait résisté quelques mois mais n’en pouvait plus. Il éclatait de rires silencieux fréquents lorsqu’ils avaient refermé leur porte. Il lui tapait sur les fesses, ricanant des « crois-tu », qui ne voulaient rien dire pour les autres, mais que lui comprenait. Elle se méfiait de cette joie contenue qui un jour déborderait.
— Quoi, disait Eugène, je rentre une charrette de bois et puis ?
— Tu ne l’as pas coupé toi-même, tu l’achètes. Ici personne ne fait venir le marchand de bois d’Albières. Ici ce n’est pas Mouthoumet ou Saint-Paul-de-Fenouillet. Ici les hommes après les vendanges vont faire leur bois.
— Ceux-là, ils n’ont pas de vaches. Bientôt la cinquantaine de têtes là-bas autour de la borde du Pech de l’Estelhe à brouter la bonne herbe, il faut s’en occuper.
— Bientôt tu achèteras ton vin. Il a fallu que tu payes Francinet pour te tailler la vigne de Laurio.