— Il a fait pareil à Soulatgé. Arrivé au grand galop pour traîner ensuite tout au long des rues en homme peu pressé.
On frissonnait, même si l’air graisseux amollissait les esprits et l’imagination. On faisait provision d’histoires à faire peur pour les soirées d’après Noël, quand parfois la neige arrivait d’Espagne et qu’on n’avait plus rien d’autre à faire que parler. L’abbé voyait déjà les hommes chuchotant dans l’entrée ombreuse et chaude des écuries, puis au café autour du poêle et les femmes, dans les épiceries le plus souvent installées dans les couloirs de maison d’habitation. On enfilait les esclops ariégeois pour faire mieux crisser la neige, sabots qu’on abandonnait à chaque seuil pour glisser sur les feutres des chaussons. Il y aurait du grain de médisances à moudre.
— Il a continué au galop sur la route de Massac, dit quelqu’un.
— On ne sait pas s’il a traversé Dernacueillette ou bien s’il a choisi la route de La Roque de Fa, dit le père Argousset que le curé apparentait à un patriarche biblique, avec son croissant de barbe blanche lui mangeant les joues.
— C’est que s’il n’a pas jugé bon de traverser Dernacueillette, ça veut dire quelque chose.
Agacé, l’abbé se pencha pour le regarder dans les yeux :
— Ça veut dire quoi ?
— Je m’entends, bougonna le patriarche.
— Ça veut dire, claironna sa bru, la plus dangereuse des langues du village, ça veut dire qu’à Dernacueillette il n’y a eu que des appelés, des vrais, pas des mobiles.
— Nous y voilà, fit l’abbé Reynaud, accablé.
2
Dans Félines, Zélie Terrasson immobilisa son fourgon sur la route et grimpa dans le village avec les photographies encadrées de toute la famille Blanc. Le sac pesait lourd et elle craignait de ne trouver personne, pensant qu’ils avaient commencé de sarmenter. En venant de Lézignan, elle avait noté que la taille commençait tôt cette année-là.
Mais ils étaient tous à charcuter le cochon et à cause de leurs mains grasses, aucun n’osa toucher les épreuves. Zélie disposa d’abord la photographie de la mamée, puis celle du papé et les exclamations de contentement la rassurèrent. Elle poursuivit avec tous les autres membres de la famille, huit en tout. Elle parcourut du regard le papier peint de la salle à manger, glacée, situant en pensée la place de chacun sur ces murs pour de longues années. Le grand-père aurait droit au dessus de la cheminée, avec en dessous la grand-mère.
— Mon cheval risque de s’impatienter, dit-elle au bout d’un temps, rompant l’enthousiasme de tous. Il faut que je sois à Mouthoumet avant midi.
Ils n’avaient nul besoin de savoir qu’elle était attendue à la gendarmerie. Les visages se seraient peut-être fermés. À cause du fourgon, confondu ici avec une roulotte, elle appartenait au monde des forains, ni marchande itinérante ni caraque, mais en dehors du commun, bizarre. Avec Jean, son mari, ils prospectaient les Corbières depuis dix ans. Ils étaient connus, bien accueillis, sollicités pour les mariages, les communions, les baptêmes et les fêtes publiques, mais lorsqu’il fallait grimper dans la roulotte pour se faire photographier devant un décor choisi, chacun éprouvait une petite hésitation. Les femmes ne venaient jamais seules, les enfants sans leur mère. Et puis il y avait ce voile noir qui, au moment de la pose, recouvrait le ou la photographe et l’appareil qu’on appelait toujours daguerréotype. Il donnait un côté funèbre à la petite cérémonie pour laquelle on s’était longuement préparé, revêtant ses habits du dimanche, se coiffant à l’eau sucrée.
Dans le temps, Jean Terrasson essayait de fixer à jamais certaines scènes pittoresques des Corbières, des extérieurs, de saisir des visages où la lumière extraordinaire de ce pays sculptait dans le secret chaque ride. Personne ne comprenait qu’on puisse les immortaliser dans des hardes de tous les jours, la peau luisante de sueur, un outil à la main.
— Restez manger un morceau. On a fait déjà les fritons.
Elle descendait en courant la rue en pente, ralentit quand elle aperçut les oreilles de Roumi encapuchonnées d’un bonnet. Il souffrait parfois d’otites. C’était un gros boulonnais placide qui aurait tiré le poids de deux roulottes. Zélie regarda autour d’elle avant de grimper sur son banc de conducteur. Une vieille lui avait un jour reproché de montrer la dentelle de ses pantalons et un peu de son mollet.
Comment faire une fois à Mouthoumet ? S’arrêter devant la gendarmerie, c’était laisser croire qu’elle venait faire signer son livret de « sans domicile fixe », comme n’importe quel bohémien. Au début, il y en avait pour accuser les Terrasson de voler des poules et de piller les jardins écartés. Dix ans pour se faire une réputation que la moindre erreur pouvait entacher. Tout ça pour même pas un cliché par village, tant on avait peur de se faire voler son image peut-être.
Les Terrasson avaient déjà travaillé pour la brigade de Mouthoumet. Une fois pour photographier le visage d’un inconnu trouvé mort dans une capitelle, ces abris creusés dans l’épaisseur d’un mur en pierres sèches. Une autre pour montrer après un violent orage les dégâts subis par la gendarmerie. Chaque année, les Terrasson faisaient des clichés de toute la brigade et des familles.
Le nouveau commandant s’appelait Wasquehale, brigadier Wasquehale, venant du Nord. Visiblement, que le photographe requis fût une femme l’ennuyait. Mais il savait que son mari avait été tué sur la Loire.
— Oui, dit-elle, il s’était engagé avec les mobiles quand on a eu besoin de tous ces hommes. Il est mort en brave.
Pour cet homme d’ordre, les mobiles avec leur manque d’entraînement, leur uniforme dépenaillé ne pouvaient être de vrais soldats. Donc ne mouraient pas sur les champs de bataille mais dans des circonstances douteuses en francs-tireurs. Démasqué, Wasquehale rougit, bredouilla un peu avant de reprendre une voix plus nette.
— J’ai là une liste des mobiles du canton de Mouthoumet auxquels il faudra ajouter ceux du canton de Tuchan, pour le village de Rouffiac et pour le canton de Couiza, Cubières. Ça fait une vingtaine de démobilisés, mais certains ne sont pas revenus. Et tous ne sont pas morts au combat.
Il attendait un étonnement qui ne vint pas. Zélie avait glané au cours de l’année écoulée certaines informations, ne voulait ni jouer l’ignorante ni apporter sans le vouloir à ce brigadier quelque élément nouveau sur ces disparus.
— Vous devez les photographier tous et m’apporter au fur et à mesure les clichés.
— Pour nous autres photographes, le cliché est le négatif. C’est le positif que vous désirez.
Il haussa les épaules. Cette jolie femme essayant d’être grave, qui ne cessait de rectifier ses propos, l’agaçait.
— Un enquêteur militaire va venir dans le pays. Pour l’instant je ne peux vous en dire plus. J’ai l’ordre de vous signer un accréditif dans le cas où vous rencontreriez la défiance de ces hommes désignés. Ceux qui n’ont rien à se reprocher ne vous feront aucune difficulté, reste les autres.
Pour ce gendarme venu d’ailleurs et qui déjà devait détester la région, tous ces mobiles envoyés se faire massacrer pour contenir la débandade des troupes régulières ne pouvaient être que des bandits. Les bruits qui traînassaient dans une lenteur due au manque de preuves, étaient pris au sérieux par cet homme rigide. Zélie fut sur le point de lui crier qu’il n’y avait en tout et pour tout que deux ou trois bonshommes sur lesquels planaient quelques doutes.