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Au lieu de quoi elle visa au plus réaliste, sachant qu’elle allait l’embarrasser :

— Qui me payera ? Vingt et quelques photographies, ça fera de l’argent. Plusieurs cent francs. Peut-être même cinq cents et je ne travaille pas pour la gloire.

Wasquehale se dressa d’un coup :

— C’est une enquête officielle, madame. Comprenez que vous êtes en quelque sorte requise. Vous serez payée un jour. J’établirai le rapport en conséquence avec la demande d’indemnisation.

— Il ne s’agit pas d’une indemnisation, mais d’un travail, répliqua-t-elle. Je suis libre de refuser et vous devrez faire venir un photographe de Narbonne ou de Lézignan. Que croyez-vous que l’on infligera comme sanction à la veuve d’un brave homme mort pour la France ? Qui oserait même en ordonner une ?

Il s’était à nouveau assis, découvrait que les yeux bleus de cette personne effrontée se coloraient d’un vert sombre avec la colère et l’indignation.

— J’ai besoin d’argent, monsieur le brigadier, pour faire revenir mon mari dans un cercueil de zinc. Cela coûte cher, mais je veux qu’il ait un tombeau décent à Lézignan, non au loin.

— Je vais me renseigner, finit par s’incliner le brigadier, j’insisterai pour que vous soyez rapidement indem… payée.

— Il y aura aussi les frais de mon séjour. Je vais voyager dans le canton et même en dehors, me nourrir, me loger, nourrir mon cheval et l’abriter du froid, car il souffre des oreilles.

— Mais c’est votre travail habituel d’errer en tant que photographe forain dans toutes les Corbières. J’essaye de comprendre vos difficultés, mais n’exagérez pas en essayant de faire payer à l’administration ce que vous auriez de toute façon dépensé.

— Très bien, dit-elle. J’ai prévu que ma tournée durerait jusqu’à Noël et vous aurez donc le dernier cliché de ces braves gens vers le vingt-quatre décembre.

Elle supporta son regard furieux avec une sérénité qui le déconcerta.

— Je vais voir ce que je peux faire. Pourrez-vous commencer avec les démobilisés des villages proches.

— Mouthoumet ?

— Pour l’instant laissez Mouthoumet de côté. L’enquêteur le veut.

— Auriac alors ? J’y serai demain. Aujourd’hui j’ai à faire à Mouthoumet.

— Si éventuellement vous vous heurtiez à une certaine opposition qui vous laisserait craindre le pire, n’hésitez pas à m’envoyer un message. Nous viendrons vous assister. Ce serait d’ailleurs un commencement de preuve contre l’individu qui oserait se montrer violent. Il est possible que grâce à vous nous progressions plus vite que ne le pense le juge d’instruction chargé de cette affaire.

— Ce n’est pas une enquête de l’armée ? fit-elle surprise.

— Il s’agit d’un juge militaire… Et l’enquêteur lui-même sera militaire. Ce serait excellent pour vous si en quelques jours quelques suspects se trouvaient à la disposition de cet officier.

— Excellent en quoi ?

— Mais pour votre défraiement ?

— Et votre avancement. Ainsi votre demande d’affectation dans le Nord recevrait un avis favorable je suppose ?

— Je n’ai jamais dit que je désirais revenir chez moi.

— J’ai cru comprendre que vous n’aimiez pas du tout ce pays des Corbières, mais ce n’est qu’une rumeur, du genre de celles qui accusent les mobiles de s’être comportés en pillards.

Elle prit l’enveloppe contenant la liste des démobilisés et l’accréditation, inclina la tête et sortit. Elle n’était ni furieuse ni satisfaite et si elle avait accepté ce travail c’était uniquement parce que Jean était mort sous l’uniforme de ces mobiles courageux. Ils auraient pu bouleverser la fatalité de la défaite sans l’impéritie des états-majors et des politiques. Depuis peu l’énumération des erreurs militaires de Gambetta commençait de se murmurer. Quant à elle, elle ne laisserait pas accuser les compagnons de misère de son mari et si quelques-uns s’offusquaient d’être ainsi photographiés, elle cacherait leurs dignes réactions d’hommes honnêtes qu’un Wasquehale risquait de trouver suspectes.

À quoi serviraient ces portraits, à quels témoins seraient-ils montrés, qui désignerait un tel ou un tel comme celui qui avait dépouillé un cadavre, coupé l’annulaire d’une main froide ou défoncé une bouche pour s’emparer d’un dentier en or ?

Elle remonta vers l’auberge où son mari et elle logeaient depuis qu’ils prospectaient les Corbières. Elle pouvait laisser la roulotte dans un recoin, mener Roumi dans l’écurie, le servir en eau, en fourrage avant de pénétrer dans la salle.

Dans sa chambre elle fit une petite toilette, redescendit pour le repas. Elle avait sa table un peu à l’écart, la patronne croyant la protéger de la promiscuité des voyageurs de commerce, placiers et autres marchands forains. Mais du temps de son mari ils se mêlaient à ces gens-là et leurs histoires inconvenantes ne l’avaient jamais dérangée. Elle ne les écoutait pas et si Jean se laissait aller parfois à rire ou à sortir la sienne, elle ne lui en tenait pas grief. Ici dans cette auberge c’était l’escale bienvenue, un peu de chez soi qui préparait à la grande errance dans les villages perdus, ceux où ils devaient coucher dans la roulotte et le plus souvent y prendre leurs repas. Les cafés, les rares gargotes ne s’ouvraient pas toujours aux étrangers. Avec le temps ils avaient accédé à certains débits, une pièce de maison paysanne tenue secrète à cause du contrôleur des impôts où l’on servait absinthe, alcool de l’alambic, liqueurs fabriquées sur place. On y mangeait après bien des assiduités. Parfois une photographie gratuite comme gage de discrétion.

Veuve, elle avait vu ces privilèges remis en question. Un café clandestin passe encore, mais avec pour cliente une veuve qui n’avait pas froid aux yeux, jolie, c’était risquer la dénonciation comme tenancier de bouge aux orgies canailles.

Elle attendit que le soleil soit à l’aplomb pour ouvrir les trappes de toit, fixer les grands miroirs qui renvoyaient la lumière sur l’estrade aux décors de théâtre enroulés. Les clients choisissaient la montagne enneigée, la mer d’un bleu outrancier avec des palmiers jamais vus ici. Le préféré était le salon bourgeois aux meubles Louis XVI et petites marquises poudrées dans les fonds. Zélie ne pouvait s’habituer à la naïveté de ces braves paysans en habits du dimanche, soudain immortalisés dans un cadre soi-disant luxueux. Parfois une femme en coiffe catalane, avec un visage à jamais durci par le travail de la terre, le regard méfiant à force de trop de misères, égarée, intruse dans cette illusion d’un passé révolu, l’attristait pour des heures. Jean, chaque année, ravivait les contours des fauteuils et canapés, les petites dames emperruquées. La couleur qui bien sûr n’apparaissait pas ensuite était nécessaire pour enchanter les gens. Certains vendaient des photographies repeintes, mais eux, les Terras-son refusaient.

Une dame, la femme du percepteur, vint faire photographier sa petite fille. Zélie la disposa à côté d’une sellette, une main sur un livre. La mère en vérifia le titre craignant qu’un ouvrage peu correct ne contamine l’enfant.

Un jeune couple voulait qu’elle prenne leur bébé tout nu alors que le froid tombait avec le soleil d’hiver sur la petite estrade.

— Il prendra froid, les avertit Zélie.

— Je vais l’envelopper dans une couverture et au dernier moment je la retirerai.

Peu convaincue elle installa la banquette spéciale, ouvragée, recouverte d’un petit matelas en satin brodé. Les miroirs du toit inondaient bien celle-ci de lumière, mais la couche était glaciale. Elle alla chercher une bouillotte d’eau chaude à l’auberge, repassa le rembourrage avec pour le tiédir, et lorsqu’elle enfouit sa tête sous le voile demanda à la maman de déposer l’enfant. Mais ce dernier, un garçon, ne voulut pas rester sur le ventre et la maman s’énerva à en pleurer.