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— Pourquoi ne le tiendriez-vous pas, restez debout devant la banquette, une main ferme sur le dos du petit.

— Mais ce sont mes habits de tous les jours.

Zélie sortit un déshabillé de cocotte que les jeunes personnes endossaient, émerveillées sans en soupçonner l’utilité friponne, sur leurs vêtements ordinaires, prenant alors des airs de gravures de mode.

Le soir, elle relut l’accréditation et la liste des mobiles, nota le nom d’un Jérémy Barthès à Cubières cité dans une des lettres de son mari. Celui-là était revenu d’Orléans. Où se trouvait-il quand Jean et tous les autres avaient défendu cette maison jusqu’à la mort ?

Elle aurait aimé faire l’aller et retour pour coucher une nuit de plus à Mouthoumet, mais la pensée de louer une charrette légère et de devoir déménager tous ses appareils la décourageait. Il lui fallait la roulotte avec son toit ouvrant, ses miroirs et si elle utilisait du magnésium, elle devrait prendre de grandes précautions. Elle s’en méfiait.

Avant de souffler sa bougie elle contempla la photographie de Jean. Il n’y avait pas eu de survivant qui puisse lui raconter comment il était mort, ce qu’était cette maison que lui et ses compagnons avaient défendue jusqu’au bout. Quelle importance avait-elle qu’ils aient refusé de se rendre ?

— Je me suis engagé, je pars avec les mobiles appelés pour sauver le pays maintenant que les soldats de Bazaine et compagnie se sont fait rosser à plate couture.

Ce matin-là, elle développait des plaques et il était entré dans le laboratoire, lui avait parlé dans la lueur sanglante de la lampe à pétrole au verre teinté en rouge sombre.

— Tu as quarante ans, avait-elle protesté, nul ne t’oblige.

— Si, moi.

— Tu n’es pas patriote.

— Pour la République si.

Elle ne gardait que cette image de silhouettes rougies dans ce petit réduit où ils développaient les photographies. Les autres appartenaient à la vie extérieure, à la société. Il y avait ce grouillement sur le quai de la gare de Lézignan, les jets de vapeur de la locomotive, les sanglots, pas les siens, les mouchoirs, pas le sien. Elle s’était retirée dans l’ombre du bâtiment et fixait le visage de Jean encadré avec d’autres dans l’une des fenêtres du wagon. Eux avaient eu droit à une voiture, les autres à des wagons à bestiaux. Elle lui en voulait, l’injuriait dans sa tête alors que son corps tout entier vibrait de douleur.

Les autres femmes attendirent sur le quai longtemps après que le convoi eut disparu, comme si suite à un contrordre annonçant la paix le train allait faire marche arrière. Zélie n’avait jamais cru à un miracle et lorsqu’on lui annonça la mort de Jean, elle ne fut pas surprise. Elle le pleurait chaque nuit depuis son départ. Elle savait qu’ils devaient disparaître l’un et l’autre puisqu’ils n’avaient pu avoir d’enfant. Elle ne le lui avait jamais confié, mais ils étaient tous deux au bout d’une lignée qui s’était peu à peu réduite avec le premier Napoléon et s’achèverait avec le second. Elle survivrait, seulement.

3

— La lumière n’est pas fameuse, dit Zélie, aussi je vais vous demander de garder la pose assez longtemps sans bouger, même pas un clignement d’œil, rien.

Le grand gaillard assis sur l’estrade avec derrière lui un rideau noir hocha la tête sans protester. Cet homme de trente-cinq ans, père de deux enfants possédait une petite entreprise de défonçage. On plantait de plus en plus de vignes depuis l’Empire, depuis que le vin partait vers les usines du Nord et se vendait bien. On oubliait les cultures ancestrales pour récolter du vin de petite qualité. Mais coupé avec les vins plus alcoolisés il convenait aux expéditeurs.

— J’en voudrais une pour moi, dit Clément Garbès. C’est ma femme qui en a parlé. Lorsque je suis parti avec les autres pour la guerre, elle m’a reproché de n’avoir jamais voulu me faire daguerrifier. Pourtant vous passiez régulièrement ici à Auriac.

— Vous avez pris le train à Lézignan avec mon mari ?

— Le même jour oui, mais ensuite à Lamotte Beuvron nous avons été répartis dans différentes colonnes. Moi je me suis retrouvé avec des mobiles de l’Hérault.

— Vous ne l’avez pas revu donc ?

Tout en préparant son matériel, elle essayait de garder son calme, modérait le ton de sa voix. Depuis la disparition de Jean, elle n’avait jamais interrogé ses compagnons de la sorte. Il aurait fallu leur rendre visite, solliciter leurs souvenirs. C’étaient souvent des taciturnes ces hommes qui du matin à la nuit travaillaient la terre. Elle aurait dû aussi affronter les petits cafés où dès qu’une femme entrait un silence gourmé paralysait chacun.

— J’ai entendu parler de la Maison du Colonel.

Zélie hésitait. Les questions devaient être posées avant qu’elle ne lui demande de ne plus bouger. Lorsqu’elle aurait pris le cliché, il se sentirait libéré et elle ne pourrait le retenir pour lui en demander plus. Il aurait hâte de sortir au plein air, de rejoindre son travail. Et puis il y avait cette gêne du qu’en dira-t-on. Il était venu seul sans sa femme, s’enfermer avec elle dans ce fourgon toujours bien mystérieux pour la plupart des habitants. On y entrait, on y laissait, par quelque tour de magie inexplicable son image qui ensuite réapparaissait dans un joli cadre de bois, doré ou argenté selon le prix, qu’on accrochait au mur. Un miroir qui aurait conservé un reflet éternel de soi-même. Souvent elle avait vu des personnes, pas forcément les plus âgées, perplexes devant ce tour de passe-passe, songeuses de longues minutes face à leur portrait, comme en attente. Et puis il y avait, dans cette roulotte, de drôles d’odeurs d’acides, d’éther, de phosphore qui ravivaient les souvenirs enfouis de jeteur de sort, de sorcière, voire d’alchimiste. Il y en avait eu un fameux du côté de Rennes-les-Bains qui affirmait fabriquer de l’or alors qu’il n’était qu’un receleur fondant des bijoux volés.

— La Maison du Colonel ?

— Là où on les a trouvés, les dix avec le sergent. Tout le corps-franc.

— Je n’ai jamais su qu’elle s’appelait ainsi cette maison. Vous croyez que parce qu’elle appartenait à un colonel on leur avait ordonné de la défendre jusqu’à la mort ?

— Je n’ai rien dit de tel, protesta-t-il, toujours aussi serein, d’une voix qui labourait profondément l’incertitude, une voix honnête qui ne trichait pas.

« J’ai entendu parler, c’est tout, mais personne n’a dit que c’était à cause du propriétaire qu’il fallait la défendre. Il faudrait connaître sa situation, voir si elle ne protégeait pas un passage. Lorsqu’on nous demandait de tenir tel endroit c’était toujours un appui, comme ils disaient. Une position qui permettait soit la retraite soit l’offensive.

Il racla sa gorge, demanda s’il serait libre avant 11 heures car il attendait un homme de Lanet qui voulait faire défoncer cinq hectares d’un seul tenant. Elle mentit pour s’excuser :

— J’attendais un rayon de soleil, je voulais vous éviter de rester trop longtemps sans bouger.

— C’est ce vent marin qui nous emporte le froid mais nous laisse cette brume. Ne vous inquiétez pas, je garderai la pose autant qu’il faudra.

Lorsqu’il fut enfin libre, il voulut lui payer sa propre photographie, mais elle lui dit que ce serait bien assez tôt le jour où elle la lui apporterait. Elle le regarda s’éloigner depuis le balcon arrière de la roulotte, avec l’envie de le rattraper pour lui arracher d’autres précisions. Il savait le nom de cette maison, qu’ils étaient dix défenseurs tous tués avec leur sergent. En quelques mots d’une grande sobriété il lui en avait dit plus que d’autres durant toute une année.