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— L’eau doit être glacée, nous sommes en décembre.

— Juste cinq minutes, je n’ai jamais vu une rivière aussi belle.

Alors qu’elle pataugeait en poussant de petits cris stupides de saisissement, l’eau étant réellement froide, une carriole attelée à un mulet hors d’âge se présenta et Zélie reconnut le pelharot de Lagrasse avec ses innombrables peaux de lapin qui se balançaient, accrochées à l’auvent de sa voiture déglinguée. Depuis toujours l’essieu grinçait comme pour annoncer la venue du chiffonnier, et depuis toujours Pantaquès oubliait de le graisser. Chaque fois que Jean le croisait il se faisait un devoir de le faire à sa place, et Pantaquès le remerciait en lui offrant un cigare de contrebande.

Pantaquès était de peau argentée. Nul ne s’expliquait pourquoi mais c’était naturel et le soleil accrochait à son visage des scintillements de fausses pierres précieuses.

— Ça fait une paye, cria-t-il, que je ne vous ai plus vue, depuis que ce pauvre monsieur Jean nous a quittés. Depuis personne n’a graissé mes roues et je n’ai plus offert de cigare. Je les vends et il n’y avait qu’à votre mari à qui j’en offrais. Je n’aime pas voir les temps changer ainsi.

Il laissa son vieux mulet arracher quelques touffes qui emplumaient les fissures des rochers à gauche. Zélie s’amusait fort de savoir Sonia obligée de se cacher, peut-être les pieds en train de geler dans l’Orbieu, ne bougeant plus de crainte qu’un bruit d’eau n’alerte Pantaquès.

— Si j’étais vous madame Zélie, ou si vous étiez ma femme, je vous interdirais de photographier ces anciens requis. Et votre mari monsieur Jean l’aurait fait. C’est trop dangereux, madame Zélie, vraiment trop dangereux. Moi je passe ma vie dans presque tout ce coin des Corbières, j’ai plusieurs cantons que je visite, mais ce qui se passe dans celui de Mouthoumet ne me plaît pas et j’ai décidé de le rayer de ma tournée jusqu’à nouvel ordre. Et puis je connaissais les Rivière de Soulatgé. Les Bourgeau je m’en passe volontiers, mais les Rivière c’étaient comme des amis. Je pouvais coller ma carriole dans leur écurie à la sortie du village sur la route de Rouffiac et il y avait toujours du foin pour mon Médor.

Le mulet s’appelait Médor parce que son cri, affirmait Pantaquès, ressemblait à un aboiement. Pantaquès faisait surtout dans les peaux de lapin pour le feutre des chapeaux de Quillan et de toute la haute vallée de l’Aude. Il achetait aussi les vieux habits, les outils usés, les ustensiles. Ses peaux suspendues à l’auvent de sa carriole attiraient toutes les mouches du pays et parfois grouillaient de vers car les ménagères, une fois la bête dépouillée la peau se présentant retournée en forme de cylindre, y introduisaient un osier formant ressort qui la tendait et permettait le séchage. Mais les mouches venaient y pondre leurs œufs et à la belle saison tout ça grouillait d’asticots que le pelharot distribuait gratuitement aux pêcheurs.

— Allez madame Zélie, que je m’en aille loin de ces crimes, mais vous devriez suivre mon exemple. Les forces mauvaises qui se déchaînent dans les alentours sont trop puissantes pour vous et pour moi. Prenez donc garde et encore une fois si vous priez, ce que je ne fais plus, dites quelque chose pour moi à monsieur Jean.

Sonia remonta grelottante et Zélie perdit du temps à l’aider à grimper dans le fourgon et à s’envelopper les pieds et les chevilles de lainage. Elle claquait des dents, ayant dû rester dans l’eau un bon quart d’heure. La mauvaise humeur de Zélie s’accentua lorsqu’elle se rendit compte qu’elle était trop en avance pour le lieu et l’heure du rendez-vous avec le capitaine Savane. Pourtant elle ne pouvait s’arrêter en pleine route au bord de l’Orbieu et y attendre des heures durant. Elle prit la décision d’aller à Vignevieille où Savane saurait tout de même la retrouver. Elle y choisit un endroit éloigné de la lanterne pour rester dans l’ombre. Le crépuscule venait et elle alla chercher du pain, discuta avec le boulanger qui lui offrit de la fougasse aux fritons.

Réchauffée, Sonia se plaignait d’avoir faim et Zélie lui coupa du saucisson, ouvrit une terrine de pâté.

— Tous ces gens que vous connaissez pourquoi faut-il qu’ils empestent les uns le mouton, les autres la peau de lapin pourrie. Ça ne vous dérange pas ? Et ce poêle vous ne l’allumez jamais ?

— Il ne fait pas si froid, fit distraitement Zélie, encore émue des paroles de Pantaquès.

37

Son réveil à Vignevieille, vers 8 heures alors que le soleil brillait mais que soufflait déjà un vent de Cers, l’enchanta à la pensée qu’elle était enfin débarrassée de Sonia Derek. Elles avaient attendu toutes les deux dans la demi-obscurité du fourgon. Zélie avait développé la photographie de cette femme et celle des anciens mobiles de Termes.

— Pas mal, fit Sonia Derek lorsqu’elle contempla son image, mais les premières étaient bonnes sauf que j’ai toujours l’air d’avoir fait la bringue. Ce voyage me fatigue et surtout je ne supporte pas les odeurs. Même ici je trouve que ça ne sent pas très bon, il doit y avoir plusieurs éviers qui se déversent n’importe où. J’ai même vu tout à l’heure par les fentes du volet des poules qui grattaient ces bourbiers et en repartaient avec un ver rouge dans le bec. Ça me dégoûte.

— Moi je trouve que c’est un village charmant.

Savane arriva vers 11 heures, alors qu’il n’y avait plus un chat dans les rues, et n’eut aucun reproche à l’égard de Zélie qui avait déplacé le lieu de rendez-vous.

— Nous repartons, dit-il. J’ai un cabriolet loué au maréchal-ferrant. La capote nous abritera et cachera madame Derek si elle se blottit dans le fond. Il n’y a que deux heures de voyage au maximum.

Zélie se demandait si vraiment Sonia disait la vérité en laissant supposer des relations amoureuses entre Savane et elle. Le capitaine se montrait poli, voire distant. S’arrêteraient-ils en route malgré le froid de la nuit ? Peut-être ne descendraient-ils pas de voiture et elle préféra dissiper ces images troubles qui la relançaient à son corps défendant.

— Ces photographies sont excellentes, lui dit Savane. Vous faites du très bon travail et je vais les emporter. Nous nous reverrons donc à Mouthoumet demain dans la soirée.

— Est-ce que l’enquête progresse ?

— Les gendarmes ont trouvé dans un buisson, non loin de la bergerie du Pech de l’Estelhe un grand tablier enveloppant de boucher, taché du sang, certainement celui des vaches des frères Bourgeau.

— Un seul tablier ?

— Oui un seul tablier.

— Un seul homme aurait-il pu égorger cinquante vaches à lui tout seul ? Seul un fou aurait eu autant de sauvagerie.

Tout alla bien avec les démobilisés de Vignevieille, ceux venus de Bouisse l’attendaient à Monjoi. Vers 10 heures le fourgon quitta ce village pour Mouthoumet par Lanet. Dans les gorges de l’Orbieu elle ne se sentit pas à son aise et lorsque ce qu’elle prenait pour un rocher se dressa en une silhouette noire elle éprouva réellement de la peur. Roumi continuait son chemin comme si cette personne en attente sur le bord de la route ne l’effrayait nullement. Zélie reconnut Carmen Grizal. Toujours aussi noire de minerai. Elle travaillait à la mine de Lanet et rejoignait ensuite Salza par un raccourci. Peut-être attendait-elle une occasion de descendre vers Mouthoumet.

— Je vous attends depuis ce matin, dit-elle avec une certaine acrimonie, comme si Zélie lui avait donné rendez-vous. Je ne suis pas allée travailler et je n’aurai pas ma journée. Mais je voulais vous parler.