Elle était devant le parapet d’un pontet où elle se rassit en attendant que Zélie la rejoigne.
— Vous vouliez me voir ?
— Vous n’auriez rien à manger ? J’ai oublié de prendre un croustet.
— Venez dans le fourgon, il y a tout ce qu’il faut.
Carmen secoua la tête :
— Non je ne rentre pas là-dedans. Je veux pas de portrait pour découvrir que je suis laide à faire peur avec ce noir d’argent et de plomb partout. Une autre fois.
— Mais je ne vous photographierai pas.
— Je préfère rester là.
— Ce vent est trop fort et froid, remarqua Zélie. Je vais prendre un vêtement.
Elle revint avec du pain, du saucisson et une cape dont elle s’était enveloppée. La veuve Grizal se mit à dévorer comme si elle jeûnait depuis des jours et Zélie, malgré son impatience de sortir de ces gorges et de se retrouver à Mouthoumet, attendit sans dire un mot.
— Ça fait du bien.
— Que me voulez-vous ?
— J’ai trouvé qui a envoyé les affaires de mon pauvre Emile, toutes ses affaires.
Pourquoi ce vent glacé la pénétra-t-il toute, en dépit de l’épaisse cape qui d’ordinaire la protégeait mieux lorsque par de sales temps elle marchait à côté de Roumi.
— Comment avez-vous trouvé ?
— À cause des papiers que j’avais et que mon garçon a réussi à lire. Il ne va pas souvent à l’école qui est à Lanet et non à Salza, et pourtant il connaît les lettres. J’avais un tas de papiers de mon défunt et je voulais voir si par hasard on n’aurait pas un bout de terrain à nous qu’on puisse vendre. Nous sommes des miséreux, madame Terrasson, et nous allons mourir de faim si ça continue. La mine va fermer, je ne sais quand mais elle fermera.
Elle lui avait donné de l’argent et Julien Molinier en avait fait autant. Mais Zélie ne jugea pas utile de le lui rappeler.
— J’ai trouvé un nom et je crois avoir compris.
— Un nom ? De quelqu’un que vous connaissez ?
— Non mais j’en ai entendu parler il y a longtemps par Émile mais je l’avais oublié. De toute façon, j’oublie.
Ne sachant que faire Zélie attendait, ne pouvait décemment exiger qu’elle lui donne ce nom.
— Ça vous intéresse ? demanda Carmen avec inquiétude.
— Je ne sais pas. C’est vous que ça intéresse en premier lieu.
— Vous comprenez pas ? Si celui qui porte ce nom m’a renvoyé les affaires de mon défunt, peut-être qu’il conserve celles du vôtre puisque vous n’êtes pas de sa famille. Moi il me les a renvoyées parce qu’il avait peut-être du regret, peut-être qu’il aimait bien mon défunt, allez savoir. Mais vous, qu’est-ce qu’il en a à faire de vous et de votre défunt. Et puis les poches du vôtre devaient être mieux garnies que celles du mien et il préfère garder le tout.
Soupçonneuse Zélie se demanda si quelqu’un n’avait pas expliqué ce raisonnement à cette pauvre fille qu’elle jugeait incapable d’une analyse aussi subtile.
— C’est que j’y ai réfléchi des nuits et des jours et mon fils m’a aidée. C’est lui qui a démêlé tout ça comme un écheveau de laine. Alors je me suis dit, lorsque j’ai su que vous arriveriez par ici venant de Montjoi et même de Vignevieille pour la même raison toujours, les mobiles, je me suis dit je vais lui demander si ça l’intéresse.
Zélie commençait de comprendre que Carmen Grizal voulait négocier ce nom, alors que rien ne prouvait que celui qui le portait avait été l’expéditeur de ce paquet posté à Saint-Paul-de-Fenouillet.
Lisant dans ses pensées Carmen dit que celui-là il n’habitait pas vraiment loin de Saint-Paul, et que même il avait des occasions d’y aller pour des motifs qu’elle n’avait pas à raconter, du moins pas tout de suite.
— Vous avez besoin d’argent, murmura avec douceur Zélie. Je vous en ai donné l’autre jour, une belle somme.
— J’ai payé les dettes.
— Le cavalier venu à travers les vignes sur un alezan vous a aussi donné quelque chose.
— Pour les dettes.
Mot maléfique qu’elle crachait sans en connaître réellement le sens. Quelqu’un avait dû lui reprocher de devoir de l’argent et elle utilisait ce mot comme pour en conjurer la signification néfaste.
— Je ne peux vous donner que cinquante francs aujourd’hui, dit Zélie.
— J’en espère cent.
— Oui mais si vous deviez raconter cette histoire aux gendarmes eux ne vous paieront pas, et si vous la leur cachez ils vous accuseront de le faire.
C’était quelque peu méchant mais elle ne pouvait continuer à donner tant d’argent. Elle ne savait quand on lui payerait ses photographies si jamais on acceptait de l’indemniser.
— Je peux aller jusqu’à soixante-dix francs. Combien gagnez-vous en une journée de mine à trier les cailloux ?
— Quinze sous.
— Soixante-dix francs ce sera comme si vous touchiez quatre-vingt-dix jours de travail à la mine environ. C’est quand même beaucoup.
— Vous pouvez me les montrer ?
Zélie sortit les billets et le louis d’or. Ce fut surtout celui-là qui fascina Carmen Grizal.
— Vous n’en avez pas d’autres ?
— Non, mentit la jeune femme, c’est tout.
Au grand effroi de Zélie cette femme se dressa soudain sur le parapet, avec le ravin en dessous d’elle pour regarder à droite et à gauche si personne ne les observait, s’assit à nouveau :
— C’est quelqu’un de Cubières.
Cubières ? Deux mobiles photographiés, Barthès et Gaillac.
— Le nom de fille de la mère d’Émile c’était Gaillac et elle venait de Cubières, placée à douze ans chez un propriétaire de Salza. Voilà pourquoi. Et mon Émile a dû rencontrer ce cousin-là, ou bien ce Gaillac, a dû se souvenir de la parenté. Je sais qu’il a un fils maçon à Saint-Paul-de-Fenouillet. Vous comprenez ?
Zélie incapable de parler fit signe que oui, jeta l’argent sur la blouse de Carmen, tendue par les genoux, et remonta sur son siège de cocher. Roumi s’ébranla aussi vite.
38
Les journalistes parisiens, déjà annoncés à Soulatgé par ces deux chroniqueurs régionaux, avaient envahi Mouthoumet durant l’absence de Zélie et ce fut Julien Molinier qui l’en avertit en venant à sa rencontre. Lorsqu’elle le vit sur son alezan au Pont d’Orbieu elle ne put s’empêcher de soupirer de soulagement. Même si ce garçon s’empressait un peu trop elle appréciait de le voir après la traversée des gorges et surtout la rencontre avec Carmen Grizal. Depuis ses révélations elle ne savait que faire, avait besoin de réfléchir et le sous-lieutenant l’inquiétait avec la description de la folie qui s’était emparée du chef-lieu de canton. Les nouveaux venus exigeaient des chambres, des attelages, se montraient désagréables avec la population qui ne savait que penser de ces intrus.
— Toutes les chambres de Marceline sont prises. Au début ils en voulaient chacun une mais désormais acceptent d’y coucher à trois. D’autres louent chez l’habitant.
— Mais combien sont-ils ?
— Une bonne douzaine sans parler des provinciaux. Il en est même arrivé de Bordeaux. Je suis venu à votre rencontre car la plupart cherchent à vous voir, veulent les photos que vous avez prises. Elles faciliteront l’écriture de leurs articles et surtout le travail des dessinateurs de presse. Ils sont prêts à vous les payer très cher, voire à vous les voler et votre fourgon ne pourra pas être rangé n’importe où…
— Je ne peux disposer des clichés, fit-elle, en surveillant Roumi qui n’appréciait toujours pas l’alezan, même si ce dernier restait en retrait, obligeant son cavalier à se pencher sur son encolure pour dialoguer avec elle.