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— Il faudra attendre que le mortier sèche, murmura le maire, et avec ce temps ça peut prendre deux, trois jours. Que fera Gaillac, montera-t-il la garde dans sa cuisine devant l’âtre ? Moi à sa place j’entretiendrais un feu d’enfer nuit et jour. D’abord ça ferait sécher le ciment plus vite et empêcherait toute intrusion criminelle. Seulement le principe d’économie, si ce n’est celui d’avarice interviendra pour empêcher une dépense excessive en bois de chauffage.

Non seulement ce maire était un dévot patelin mais encore il se piquait de beau langage et parlait parfois pour ne rien dire. Déçus les gens se dispersaient puisque Gaillac ne bouchait pas sa cheminée mais la rétrécissait. Ça n’avait plus aucun intérêt car ce n’était plus un acte d’homme qui devient fou.

En revenant au presbytère il croisa sa bonne qui allait au « spectacle » et lorsqu’il lui dit ce que faisait Gaillac elle parut mécontente, mais n’en continua pas moins à poursuivre. L’autre mobile, Berthier, vint le voir dans l’après-midi pour lui parler justement de Gaillac :

— Sa frayeur me porte tort, dit-il, je n’ai rien à me reprocher, rien à craindre mais n’empêche qu’on se demande par ici ce que nous pouvions faire comme malhonnêtetés là-haut, alors que personnellement je n’ai jamais vu le moindre pillage. Bien sûr, en reconnaissance nous devions manger parce que l’armée ne nous alimentait pas régulièrement. Nous étions les oubliés de cette histoire. Aussi une poule par ci, des œufs par là, des pommes de terre déterrées, des fruits dérobés. Les paysans nous donnaient quelquefois, nous vendaient le plus souvent et nous vidaient la bourse sans remords. Dois-je m’en confesser Monsieur le Curé, dois-je aller trouver les gendarmes pour avouer ces larcins ?

— Ils vous riraient au nez. Ne vous inquiétez pas.

Jérémy Berthier accepta une liqueur que fabriquait Pamphile, et finit par dire que s’il n’avait jamais vu autour de lui des détrousseurs de cadavres il n’avait pas moins entendu des rumeurs.

— On a beau dire mais quand on vous parlait mal d’un pays qui se remplisssait les poches, ça faisait quelque chose. Mais la plupart du temps les gens vous croyaient voisin d’un qui venait de Nice ou de Bayonne. Et pour ces gens du Nord ou de l’Est nous étions tous pays. Il faut aussi dire que la vie dans ces corps-francs était dure. On couchait sur la terre, on se serrait la ceinture, on guettait des heures sans bouger avec la sueur dans la chaleur de l’automne puis le froid, la boue.

— Vous connaissiez le capitaine Savane ?

— Non, lui jamais vu mais plusieurs fois le fils Molinier de Rouffiac. Un brave garçon qui avait toujours du tabac, du pain, des saucissons dans ses fontes pour nous autres. Il ne manquait pas de courage car il nous retrouvait dans des endroits exposés, sans même descendre de cheval et il riait du danger. Il visitait tous les corps-francs et on a commencé de dire des choses pas propres sur lui. Mais des tripots il y en avait des pelletées. Alors…

— Et Gaillac il n’était pas avec vous ?

— Ah, ça non, jamais de la vie. Pour tout dire je le fuyais.

40

Les journalistes répandus dans les deux cafés du village menaient grand bruit, s’échauffaient contre le procureur, buvaient beaucoup et certains récitaient à voix haute le contenu des articles qu’ils destinaient à leurs journaux respectifs. Le procureur y était malmené et la région décrite comme moyenâgeuse, un repaire de brigands et de gens sournois. Ce fut surtout chez Marceline que le délire scandaleux de ces reporters offensa le plus les quelques clients habituels, à commencer par un placier en bonneterie qui crut pouvoir défendre les habitants du lieu et se fit agonir. Alors les tranquilles joueurs de cartes se rebellèrent également, et lorsque l’on commença à échanger des coups les voisins de l’auberge accoururent avec des fourches, si bien que la gendarmerie dut intervenir.

Zélie n’apprit ces incidents que le lendemain car à cette heure-là elle roulait vers la campagne de la Coumo Réglèbe en compagnie de Julien Molinier. Dès qu’elle l’avait rejoint dans la ruelle où attendait le tilbury il s’était montré empressé, l’avait enveloppée d’une fourrure, l’assurant qu’ils n’avaient qu’une courte distance à parcourir. Il portait lui-même une pelisse que sa mère avait dû parfumer car l’odeur en était féminine. Elle l’observait du coin de l’œil, se revoyait jeune fille rêvant d’une scène pareille. L’haleine du sous-lieutenant formait de petits nuages plus pâles que la nuit en s’échappant de sa bouche.

La campagne la déçut un peu car la maison, pourtant de bonne taille, ressemblait à celle de n’importe quel propriétaire de la région, sans le moindre attrait romantique. Sauf que des lumières brillaient derrière chaque fenêtre et lui donnaient une gaieté de fête et une promesse d’accueil agréable. Il l’aida à descendre, lui prit la main pour la conduire à la porte et jusque dans une vaste pièce, servant à la fois de salon et de salle à manger qu’une grande cheminée pétillante embaumait. Madame Molinier était une jolie femme toute frisée et rieuse auprès de sa cousine massive et majestueuse dans sa crinoline. Zélie, au souvenir de ses lectures déjà anciennes des fastes décadents de l’avant guerre, ressentit le reflet nostalgique, campagnard du règne passé dans l’élégance désuète de cette personne, madame Montrieux. Combien de provinciaux fidèles de cet empire plagiaire de l’autre regrettaient par leur habillement, leur façon de parler ce qui ne serait jamais plus qu’une sinistre mascarade, lamentablement terminée dans le souvenir des autres. À Paris on se hâtait d’oublier la crinoline, les mièvreries, les déplacements dispendieux de la cour à Fontainebleau.

Peu à peu la jeune femme se sentit comme engluée dans des démonstrations d’affection qu’elle ne recherchait pas. On la cajolait, surtout Mme Molinier, on admirait son courage, son audace de partir seule avec ce lourd fourgon-laboratoire pour poursuivre, veuve, ce métier. Elle confondit les deux cousines en leur révélant qu’elle n’était poussée par aucune nécessité, son père lui ayant laissé quelque bien et son mari appartenant à une famille bourgeoise aisée. Mais alors, pourquoi ? Elle se contenta de sourire, certaine que ces charmantes dames ne comprendraient pas qu’après dix années de vagabondages avec la photographie pour prétexte elle ne pourrait jamais abandonner. Il n’y avait pas que le souvenir de Jean dans chacun des villages qu’elle visitait, mais le rêve de nomade que lui avait communiqué son mari ne la quitterait que difficilement.

Dans le léger brouhaha que quelques coupes de champagne haussèrent d’un demi-ton, comment ces deux cousines en arrivèrent-elles à parler de leur âge et de celui de leurs époux, insistant sur la différence. Chacune avait un mari plus jeune qu’elle, cinq ans pour Mme Montrieux quatre pour la mère du sous-lieutenant. Elles en riaient, voulaient à toute force que ce soit aussi normal que le contraire, ce que la nature frondeuse de Zélie n’aurait eu aucune peine à admettre, si cette insistance n’avait visé un avenir plus ou moins esquissé. Et elle découvrit que le beau Julien avait entre quatre et cinq ans de moins qu’elle et que ces deux femmes endossaient le déguisement peu subtil de matrones entremetteuses. Comment en arrivaient-elles à vouloir marier un garçon doté de tous les privilèges de la jeunesse, de la beauté et de la richesse, au point de le jeter dans les bras d’une photographe foraine ? Que cachait ce complot si vite déjoué par leur impatience ? Quelle tare handicapait ce garçon qu’il faille trouver épouse ailleurs que dans le vivier habituel ?