Et si ce n’était que manœuvre ne cherchant pas à aboutir, une mise en condition pour obtenir d’elle quelque chose qu’elle détenait ? L’expérience d’une femme mariée devenue veuve qui pourrait éventuellement initier ce garçon ? Qu’on n’essayât pas de lui faire croire que Julien n’était qu’un benêt n’ayant encore connu une seule aventure et aussi vierge qu’à sa naissance. Bien sûr la majestueuse cousine ne pouvait comme tant d’autres cousines, tantes par alliance, voire amies intimes attirer les convoitises d’un garçon échauffé par trop d’abstinence. Aussi pensait-on que cette jolie et malicieuse personne, qui ne paraissait pas avoir froid aux yeux quand elle se traînait sur les chemins déserts des Cor-bières, pouvait fort bien faire l’affaire.
Julien Molinier debout, appuyé contre la cheminée paraissait totalement absent du débat dans une attitude romantique. Comment pouvait-il supporter cette cravate qui l’engonçait dans ses bouillons de soie. Elle aurait aimé la dérouler, libérer son cou certainement charmant et à ce niveau d’intentions spontanées rougit, ne sut où poser les yeux, n’entendant plus les roucoulades des deux femmes.
Elle but d’un trait le contenu de sa coupe, réalisant que c’était au moins la deuxième sinon la troisième, essaya de se raidir contre cette ivresse qui l’envahissait. Et voilà que les cousines parlaient encore de leurs maris. Celui de Mme Montrieux faisait des affaires en Algérie et monsieur Molinier chassait quelque part, peut-être dans l’Ariège.
Une fois à table où une servante comme on n’en faisait plus depuis Louis-Philippe apporta le potage, on parla enfin d’autre chose que des différences d’âge, et par esprit provocateur Zélie évoqua ces journalistes qui arrivaient comme un nuage de sauterelles sur l’Affaire, en insistant sur le A d’affaire pour en faire une majuscule. Les deux dames commencèrent de s’inquiéter, et Julien lui-même élargit le débat, les rendant muettes pour un bon bout de temps. Le feu de cheminée parut alors s’étouffer un peu, tiédir et mesurer chaleur et lumière, les lampes parurent moins brillantes et des ombres inattendues flottèrent le long des murs.
— Le juge croit que ce sont des canailles qui s’entretuent et que lorsque le dernier sera connu il suffira de l’arrêter. C’est ce qu’il a dit au maire de Mouthoumet qui le répète volontiers. Il pense que cette Cécile Bourgeau a un amant qui tue pour elle. Mais je doute que cette petite femme rabougrie puisse séduire un homme avec son visage qui bourgeonne.
La cousine eut un haut-le-cœur et sa mère soupira mais ni l’une ni l’autre ne protestèrent de la voix.
— Nous vivons une tragédie qui se répand comme un feu d’été impossible à éteindre. Vous verrez qu’il y aura d’autres morts violentes, d’autres crimes, continuait le garçon d’une voix vibrante.
Zélie lui trouva un visage soudain passionné, un ton prophétique qui escamotaient le sous-lieutenant primesautier. Il prenait dix ans d’un coup, une gravité pontifiante d’adulte et elle ne put s’empêcher de le taquiner :
— Vous voilà bien sérieux, je ne vous connaissais pas sous ce jour-là.
Sa mère gémit comme si Zélie venait de signifier son congé à son fils et était bien décidée à ne plus le revoir. Mais qu’imaginait-elle donc ? Qu’il y avait entre eux comme une promesse flottante en auréole au-dessus de leurs têtes ? Enfin cette femme ne la connaissait pas, ne l’avait jamais vue avant ce soir et déjà à Rouffiac elle l’invitait !
— J’ai appris des détails qui me préoccupent voilà tout, répondit Julien qui essaya de sourire sans vraiment y parvenir.
Il la regarda dans les yeux alors qu’elle se tournait vers lui :
— Je crains même de connaître le ou les futures victimes, mais comme pour les Rivière je crains qu’un autre couple ne soit actuellement l’obsession des criminels. Mais après tout…
— Après tout quoi ? croassa sa mère bouleversée au point que sa voix perdait son velouté.
— Après tout c’est peut-être un justicier qui erre la nuit dans le pays et châtie ceux qui ont commis le sacrilège de dépouiller les morts au combat. Un ou plusieurs justiciers.
Il regardait toujours Zélie :
— Charles Rescaré m’a dit qu’il avait fini par vous parler de la Maison du Colonel. Je l’y avais incité mais il hésitait, se demandait s’il en avait le droit. J’ai bien connu son lieutenant, un ami, Auguste de Hauvray qui devait mourir lui aussi. Je l’avais rencontré la veille.
Zélie tressaillit et oubliant l’endroit où elle se trouvait ne put se retenir :
— Vous avait-il parlé d’un rapport écrit sur ce qu’il avait constaté dans la Maison du Colonel, lorsque Rescaré avait attiré son attention sur le cada… le corps de mon mari ?
— Mon Dieu, s’écria la cousine, le feu est en train de mourir. Il faut que j’appelle Clémentine.
Cette interruption déplacée avec le verbe mourir, au moment où Zélie évoquait le cadavre de son mari, faillit emporter cet instant précaire des souvenirs délicats. Ces deux dames distinguées couraient dans tous les sens, et enfin la vieille bonne arriva, dit que les bûches étaient à l’endroit habituel, qu’elle ne pouvait en même temps faire la cuisine, servir et surveiller le feu. Y avait-il eu volonté d’interrompre net la réponse de Julien Molinier ?
— Non, murmura-t-il, le lieutenant de Hauvray ne m’a parlé de rien. J’étais malgré notre amitié son inférieur et si rapport il a rédigé c’est au moins un capitaine qui l’a reçu.
Dès qu’il avait été question de ces crimes la soirée avait basculé dans un certain désordre. Les deux cousines muettes d’indignation, terrifiées, avaient cessé de jouer certaine comédie que Zélie ne parvenait pas à définir. Julien et elle avaient introduit, dans cette grande pièce où le feu faiblissait, comme des fantômes difficiles à chasser. Si bien que peu après la verveine Zélie se retrouva dans le tilbury, à nouveau blottie dans cette fourrure que Julien avait délicatement bordée sur elle. À plusieurs reprises il rapprocha son visage du sien et elle s’émut de voir que leurs haleines se mêlaient. Une fois sur la route de Mouthoumet il s’excusa avec lassitude, comme si ce genre de soirée mise en scène par sa mère et sa cousine n’était pas la première.
— Elles essayent à tout prix de me marier, avoua-t-il, et redoutent que je ne rencontre quelque fille sotte et inintéressante. Elles pensent que j’ai mené une vie de patachon qui nécessite pour le reste de mon existence la présence d’une femme de grande expérience, avec les pieds sur terre.
— Je ferais donc l’affaire ? fit-elle en riant. C’est bien peu me connaître.
— Il ne s’agit pas d’une affaire mais de sentiments profonds, dit-il avec passion.
Elle ferma les yeux mais resta souriante.
— Je ne suis pour rien dans cette préméditation. Que ma mère vienne dans cette campagne aurait dû me mettre la puce à l’oreille, car elle préfère recevoir qu’être reçue et malgré les apparences, la cousine est une femme très ennuyeuse que son mari délaisse de plus en plus, sous prétexte de voyages pour son commerce de vins. Il vit à Narbonne et quand elle y vient il s’en va. Cela depuis pas mal de temps.
Elle avait envie de parler d’autre chose, ou de silence, mais lui revinrent les paroles prophétiques de ce garçon qui avaient en quelque sorte signé la fin de cette soirée trop bien organisée au départ.
— Vous savez qui sera tué prochainement ? Dois-je employer le pluriel ?
Il laissa aller son alezan à sa guise, certainement peu pressé d’arriver à l’auberge.
— Et le village concerné ne serait-il pas Cubières ?
Il parut hocher la tête mais restait silencieux.
— Est-ce que par hasard vous auriez payé un certain renseignement que monnaye une veuve ? Si je vous dis que moi-même j’ai déboursé soixante-dix francs en échange sans être certaine que c’est la vérité.