— La vague parenté entre Emile Grizal et cet ancien mobile de Cubières ? fit-il à mi-voix. Cela m’a coûté cent francs.
— Ce parent éloigné avait récupéré les affaires de son mari et éventuellement d’autres, beaucoup d’autres. Pourquoi pas celles de mon mari, son argent dont je me moque mais peut-être des plaques impressionnées, du papier spécial au carbone ?
— Il est difficile de l’imaginer.
— Grizal est mort dans la Maison du Colonel lui aussi.
Il tira sur les rênes et le cheval s’arrêta, s’ébroua si fort que des gouttes de sa salive atteignirent leurs visages.
— Je suis désolé, dit Julien, qui lui prêta un mouchoir pour qu’elle s’essuie.
— Vous ne devriez pas poursuivre vos recherches, dit-il, sur un ton qu’elle trouva rude. Vous avez tort de joindre la mort de votre mari avec ce qui se passe dans ce canton. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre coïncidence. Et ceux qui tuent sont extrêmement dangereux, vous devriez cesser de les narguer.
— Je ne nargue personne, murmura-t-elle.
— Vous êtes une jolie femme, libre, un peu insolente et vous défiez un peu tout le monde, même ceux qui souhaiteraient que vous leur accordiez un peu plus d’intérêt. Mais vous ne respectez que des hommes plus âgés comme le brigadier Wasquehale et le capitaine Savane.
Puis, comme irrité, il claqua les rênes sur la croupe de son alezan qui repartit au trot.
41
Sonia Derek devait la guetter, car lorsqu’elle monta sur la pointe des pieds à sa chambre, la jeune femme ouvrit sa porte et lui fit signe de la rejoindre, en plaçant un doigt sur ses lèvres. Elle découvrit que Sonia avait obtenu de Marceline qu’on allume du feu dans sa cheminée.
— Je mourais de froid. Je crois que j’ai de la fièvre et j’ai dû payer quarante sous pour qu’elle accepte de m’apporter du bois, sans même le mettre en place sous prétexte qu’avec la servante elles devaient réparer les dégâts dans la salle. Il y a eu de la bagarre avec les journalistes et les gens du pays. Je n’avais qu’une crainte, qu’un de ces hommes saouls ne force ma porte et me découvre.
Cette crainte étonnait Zélie, Sonia ayant par ailleurs évoqué avec un certain détachement, voire indifférence, les brutalités et les violences subies dans sa maison là-haut dans le Loiret. En fait Zélie ne savait où elle se trouvait vraiment, cette femme n’ayant jamais précisé l’endroit.
— J’ai entendu des cris, des bruits de tables ou de chaises renversées. Ces envoyés des journaux se croient tout permis. Pourvu qu’ils ne s’attardent pas.
— Je pense que vous êtes en sécurité dans cette auberge. Vous devriez en parler au capitaine Savane ou encore au brigadier.
Sonia fit apparaître une autre bouteille de fine distillée à Béziers et en proposa à Zélie qui refusa. Au cours du repas en sus du champagne elle avait bu du vin et avait l’impression d’être revenue de cette campagne dans une sorte de rêve étrange. Elle se souvenait des excuses de Julien, de leurs mutuelles confidences sur le renseignement monnayé par Carmen Grizal et restait sur une bizarre impression, sans savoir si le complot marital des deux cousines en était la cause ou un certain ton employé par Molinier pour la mettre en garde contre ses imprudences.
Après avoir versé de la fine dans son verre Sonia la buvait à petites gorgées, assise devant le feu. Il faisait très chaud dans cette pièce qui pourtant commençait de sentir un peu trop fort. Cette femme y vivait jour et nuit et ne l’aérait peut-être jamais. Faisait-elle une toilette régulière et son seau était-il quotidiennement emporté par la servante ? Marceline était volontiers négligente sur ces nécessités-là et il fallait constamment la harceler. Autrefois Jean s’était même énervé de voir que leur chambre, lorsqu’ils revenaient le soir, n’avait été ni faite ni nettoyée et il leur fallait aller jeter leur seau dans une sorte de cuve enterrée au fond de l’écurie.
— Vous étiez sortie ? demanda Sonia. Je vous ai attendue tout ce soir. Je n’étais pas tranquille. Pourvu qu’on ne montre pas ma photo aux journalistes.
Elle aussi, remarqua Zélie, dit photo comme les Parisiens et pourtant elle vivait en campagne, dans un pays où les gens sont réputés pour s’exprimer en excellent français. Plus elle la fréquentait et plus Zélie estimait que Sonia dissimulait sa véritable nature. Elle n’avait jamais précisé les circonstances où elle avait été agressée, violée et avait vu ces soudards piller sa maison. Elle avait reconnu les Bourgeau et Rivière. Et Zélie ne pouvait admettre que ce dernier ait fait partie d’une bande de détrousseurs.
— Qu’auriez-vous à craindre, tôt ou tard vous devrez témoigner au cours de l’enquête. Le juge vous entendra.
— C’est ce qui me fait peur. Qu’une photographie soit volée et l’assassin découvrira que je suis ici et viendra me tuer une nuit. Je regrette d’être venue. Après tout je n’avais qu’à rester chez moi mais Savane a tellement insisté. La pensée de vivre à l’hôtel quelque temps sans dépenser un sou m’a décidée.
— Savane vous a-t-il promis autre chose ? demanda Zélie.
L’autre lui glissa un regard soupçonneux :
— Que voulez-vous qu’il me promette ? Tout à l’heure vous m’aviez parle de dessinateurs qui se servent des photos pour faire votre portrait…
— Ils sont ensuite reproduits dans certains journaux, surtout les feuilles à scandale ou satiriques.
— On pourrait me reconnaître alors ? fit Sonia. Je veux dire partout en France.
— Je vais aller me coucher, fermez à clé et n’ouvrez à personne.
— C’est Savane qui vous avait invitée ailleurs que dans cette gargote ? Y a-t-il une autre auberge dans le pays ?
— J’étais chez des gens en dehors de Mouthoumet.
— C’est vrai qu’avec votre métier vous devez en connaître des gens, des clients. Aviez-vous entendu parler de Savane comme acteur de théâtre avant la guerre ?
— Je ne crois pas mais c’est possible car nous aimions être au courant de tout ce qui concernait Paris en dehors des descriptions des fêtes impériales.
— Il y avait alors de grandes occasions pour les actrices, même pour les plus médiocres, fit étrangement Sonia. Tout le monde allait au théâtre même pour voir des revues stupides et les soupers ensuite n’en finissaient pas. On s’amusait énormément et je ne pense pas qu’après ce qui s’est passé, non seulement la guerre mais cette saleté de commune, on reverra ça un jour. Je me dis que si Savane achète son théâtre il ne trouvera plus tellement de spectateurs.
Zélie rentra chez elle et apprécia la fraîcheur vivifiante de cette pièce. Désormais Sonia Derek vivait dans une sorte de serre où les relents les plus désagréables stagnaient, paraissaient monter comme une inondation de cloaque.
Une fois déshabillée elle se lava à l’eau froide car il était hors de question qu’elle puisse obtenir de la chaude si Marceline et sa bonne remettaient de l’ordre.
Elle s’allongea, essaya de faire le tri des sensations qu’elle avait éprouvées durant les dernières heures. Il était presque trop facile de conclure que les deux cousines essayaient de lui confier qu’elle serait la bienvenue si elle épousait Julien Molinier. Il lui semblait à présent que ces deux femmes cherchaient surtout à la capturer, sinon physiquement mais mentalement. Elles paraissaient vouloir glisser dans sa réflexion l’éventuel projet d’une union agréable mais dans un but cache. Un échange ? Comme si elles avaient peur d’elle. Voilà ! Mais en quoi pouvait-elle les effrayer ? Il était tout de même étrange que Mme Molinier, qui selon son fils préférait recevoir qu’être reçue, ait fait ce déplacement dans la campagne de sa cousine par plaisir…