— Mon mari avait un joli coup de crayon mais n’était pas un dessinateur de profession. Il lui fallait deux à trois heures pour obtenir une copie parfaite. Ce dessin a été fait à l’encre, ce qui nécessite encore plus de talent. Car il est impossible d’effacer.
— Il nous faut trouver ce garçon-là. Son bagage doit être important et il ne se contente pas d’un crayon et d’un carnet je suppose, dit le juge. Plus que le dessin qu’il a rendu de cette personne qui, je vous le rappelle, est le seul témoin pouvant identifier le chef de cette bande de crapules, c’est la légende qui m’inquiète et me met en rage. Tout le pays va découvrir l’existence de madame Derek et je crains que le pire n’arrive. Il faut que d’autres brigades de gendarmerie nous soient envoyées. Celle de Tuchan et celle de Couiza ne suffisent pas. Je vais demander au préfet qu’un escadron nous rejoigne sans délai.
— Monsieur le juge, intervint Wasquehale, les capacités d’accueil de Mouthoumet sont réduites avec l’arrivée de ces journalistes, comment cantonner un escadron ? De plus les habitants auront l’impression que le pouvoir les soupçonne tous, pour qu’il leur envoie autant de gendarmes. Étant donné la situation actuelle de la France, je ne sais comment ce sera perçu. Enfin je ne pense pas que l’illustration ait beaucoup d’abonnés dans ce pays.
Zélie commençait de découvrir la nature profonde du juge. Autant il pouvait être impulsif et en même temps obstiné autant il n’était pas homme à se vexer de recevoir des conseils, surtout lorsqu’il étaient judicieux.
— Vous avez certainement raison, brigadier, mais il y a tant à faire. La fouille de la bergerie sanglante n’est pas terminée, surtout ses alentours. La maison des Rivière, comme celle des Bourgeau, doit être passée au peigne fin.
Fontaine quitta le fourgon. Wasquehale s’attarda auprès de Zélie et lorsqu’il vit le juge suffisamment éloigné lui demanda à mi-voix de questionner à sa place la petite bonne de l’auberge :
— Je n’ai pas envie d’agir officiellement, dit-il. Ce pays est suffisamment bouleversé par ces crimes, cette invasion de journalistes pour ne pas en rajouter. Si j’interroge la petite on croira qu’elle est complice des assassins et toute sa vie en portera le soupçon.
— Brigadier vous avez toute ma sympathie et je vais essayer d’en savoir plus.
— Qu’elle désigne le dessinateur. C’est lui que je convoquerai pour lui faire peur sans la moindre hésitation. Il faut que Sonia Derek reste dans l’ignorance de cette histoire sinon elle serait encore plus effrayée.
Et risquerait de disparaître, estimait Zélie qui la croyait capable de quitter l’auberge en pleine nuit pour s’enfuir loin de cette histoire. Elle paraissait de plus en plus mal à l’aise et comme elle ne semblait pas autrement accablée par les brutalités et les outrages qu’elle avait subis, son besoin de justice n’était peut-être pas aussi impératif qu’elle l’avait pensé en acceptant de venir à Mouthoumet.
— Dois-je rejoindre le juge et le procureur, demanda-t-elle, ou suis-je libre ?
— Je m’en occupe, dit Wasquehale.
— Et Savane, que dois-je lui dire si je le rencontre ?
— Il doit passer ce matin, je le mettrai au courant. Mais je regrette qu’il ait caché l’existence de ces portraits faits au magnésium.
Une fois dans sa chambre elle préféra patienter plutôt que d’appeler la jeune servante depuis l’étage. Celle-ci viendrait faire sa chambre, vider son seau.
Ce fut d’une facilité déconcertante, car dès les premiers mots la petite bonne fondit en larmes, supplia Zélie de n’en rien dire à Marceline ni à madame Derek. Oui elle avait pris une des photographies en cachette de la dame, l’avait confiée à un de ces messieurs qui justement logeait là. Il ne l’avait gardée que quelques heures.
— Il est très gentil, très amusant, s’excusait-elle en pleurs.
— Combien vous a-t-il donné ?
— Dix francs. Il est parti tout de suite en disant qu’il voulait confier son dessin à un employé du train de Paris à Narbonne. Il a loué un cabriolet chez le voiturier. Je ne savais pas ce qu’il voulait en faire de ce portrait.
Avant de sortir, la petite lui demanda si elle déjeunerait en bas puisque les journalistes étaient tous à Auriac et à Soulatgé. Zélie dit qu’elle descendrait. Mais une fois installée à sa table habituelle, lorsqu’elle vit entrer les deux cousins Bourgeau elle regretta d’avoir accepté de prendre son repas en salle, mais celle-ci était pleine à craquer. Tous les forains et placiers en tournée dans le pays s’étaient rabattus sur Mouthoumet, espérant faire de bonnes affaires peut-être, mais sûrement animés d’une curiosité insatiable.
— Paraît que les gendarmes sont partis à Cubières, lui annonça Marceline en apportant ses hors-d’œuvre.
— Mais ce n’est pas le canton, remarqua Zélie, c’est celui de Couiza.
— Ma foi c’est ce qu’on dit. Il y aurait un ancien mobile qui ferait des siennes là-bas. Il aurait muré sa maison, ses cheminées et vivrait quand même là-dedans avec sa femme et son fils, comme dans un tombeau. Le maire ne parviendrait pas à le raisonner et le juge et le procureur ont voulu en savoir plus sur cet homme-là.
— Savez-vous son nom ?
— Moi Cubières je connais pas bien, c’est déjà loin d’ici et je n’y ai jamais mis les pieds. Ça me manque pas.
— À Cubières, murmura Zélie, j’ai photographié deux hommes, un certain Barthès et un autre qui s’appelait Gaillac.
— C’est bien ça, Gaillac, s’exclama Marceline un peu trop fort et Zélie regretta d’en avoir trop dit.
Lorsque la patronne vint desservir et apporter le plat principal Zélie s’étonna qu elle fasse le service elle-même, demanda inquiète où était la servante.
— Elle ne veut pas quitter la cuisine, elle pleure et je suis en train de me faire des cheveux. Pourvu qu’elle n’ait pas fait des sottises avec celui-là qui vous regarde drôlement, ce marque-mal de Bourgeau, le cadet avec lequel je crois qu’elle fricote. Ça ferait du joli car ses parents me l’ont confiée parce que déjà à Maisons elle courait paraît-il. On se demande ce qu’elles ont, certaines.
Les cousins Bourgeau ne cessaient effectivement de regarder dans leur direction, l’aîné qui lui montrait son dos n’hésitant pas à se retourner pour la toiser. Ils triomphaient car les gendarmes n’avaient rien retenu contre eux.
— Je serai obligé de monter le dîner de la dame de là-haut si cette sotte persiste à pleurer dans ma cuisine.
— Pour moi j’ai terminé et je remonte dans ma chambre, déclara Zélie.
Cet Alfred Gaillac, cousin éloigné d’Émile Grizal, se sentait menacé après ces six morts violentes et attirait l’attention des gendarmes sur lui. Elle avait souhaité se rendre à Cubières, convaincre le curé Reynaud de l’accompagner chez lui pour essayer de lui soutirer ce qu’il savait de la mort de Jean, son mari, mais avait trop attendu. Maintenant c’était exclu.
43
Bizarrement, lorsque en ce début d’après-midi elle rejoignit son fourgon pour effectuer des rangements, elle éprouvait quelques regrets inexplicables. Elle aurait dû rendre visite à Sonia Derek mais ne l’avait pas fait, de crainte de manquer de sincérité au cours de la conversation. Elle pensait que la petite servante ne lui ayant pas apporté son repas cette femme pouvait se poser des questions.
Elle était en train d’examiner la photographie de Gaillac lorsqu’on frappa à la porte du balcon. C’était le capitaine Savane qui s’excusa d’un murmure de cette visite, la suivit dans le véhicule. Il paraissait las, presque amer.
— Cette photo au magnésium empruntée pour réaliser ce dessin est ce qui pouvait nous arriver de pire.