Les gendarmes et le Parquet s’étaient rendus à Cubières, intrigués par l’attitude d’Alfred Gaillac barricadé dans sa maison. Wasquehale avait reçu une extension de son autorité sur ce village dépendant de Couiza. Gaillac avait reçu sans difficulté les autorités, déclarant qu’à la suite des meurtres d’anciens mobiles il avait jugé bon de se protéger, lui et les siens. Non il ne connaissait pas outre mesure les Bourgeau et les Rivière, mais puisque la gendarmerie ne parvenait pas à découvrir les coupables il préférait se garantir. Lorsqu’on les aurait arrêtés, jugés, il reprendrait une vie normale comme autrefois. Le juge l’avait interrogé sur son temps de guerre et il avait répondu sans biaiser, expliquant qu’il avait appartenu à différents corps-francs au fur et à mesure que ceux-ci se faisaient massacrer par les Prussiens. Il cita le sous-lieutenant Julien Molinier, chargé de rassembler les survivants pour les répartir dans les groupes encore indemnes. Il avait rendu son équipement, son chassepot, n’avait gardé que son képi dont le fourrier n’avait pas voulu car il était troué par les balles.
Le juge avait estimé que Gaillac était un homme honnête qui s’était conduit bravement sur la Loire et il avait décidé de le laisser tranquille, ce que Wasquehale avait trouvé prématuré. Le brigadier ayant attiré l’attention du magistrat sur certaines coïncidences, Fontaine, pressé de rejoindre Mouthoumet et l’hospitalité chaleureuse du maire, répliqua que les ragots ne l’intéressaient pas.
À Mouthoumet, dans l’auberge, Sonia s’était résignée à rejoindre sa chambre le lendemain du vol des photographies. Mais dorénavant elle fermait ses volets pour dormir.
À son tour Zélie Terrasson décida de se rendre à Cubières. Elle se doutait que Gaillac refuserait de la recevoir et de lui parler de son mari, mais elle espérait que le curé Reynaud l’aiderait dans cette démarche difficile. Le brigadier ne s’opposa pas à ce voyage, à la condition qu’elle reste dans la région, facile à joindre.
Dans Auriac elle abandonna son attelage pour se rendre chez Cécile Bourgeau qu’elle trouva en train de laver sa cuisine à grande eau. La veuve la reçut sans enthousiasme, bougonna qu’elle avait du travail sur la planche mais Zélie lui proposa de la photographier ce jour même et cette fois cette femme hostile se transfigura.
— C’est vrai, vous voulez bien ? C’est que je vais quitter cette maison et Auriac pour Cubières, moi. Et je serais contente d’emporter mon portrait là-bas, que les gens voient que nous étions tout de même des gens comme il faut.
— Je vais moi-même à Cubières, lui confia Zélie, voulez-vous que je vous y emmène ?
— Oh, je ne pars pas tout de suite, j’attends la famille de mon époux pour l’inventaire. Il y a le mien et il y a le sien. Il faudra bien qu’ils me fassent la part juste. Je ne vais pas quitter cet oustal sans faire mon droit.
— Je vous attends. Le temps de vous préparer, je vais amener mon cheval chez le maréchal-ferrant pour changer un fer. Attendez-moi au fourgon si je ne suis pas de retour.
Elle détela Roumi et le conduisit chez le maréchal, aperçut un cheval attaché au travail, cet appareil de bois destiné à maintenir les animaux durant le ferrage. C’était l’alezan de Julien Molinier.
Avec son Roumi elle n’avait jamais d’ennui car il adorait littéralement les maréchaux. Il se prêtait docilement à tous les mouvements que l’homme de l’art exigeait de lui, paraissait humer avec délice l’odeur de la corne brûlée, regardait, fasciné les éclats du fer porté au rouge jaillissant de l’enclume.
— L’alezan c’est un nerveux, fit le maréchal, il avait un fer qui « lochait », il fallait le brocher à nouveau. Je fais le vôtre car monsieur Molinier est allé voir une parente dans le haut.
Cécile sur son trente et un l’attendait à côté du fourgon. Elle portait un caraco d’une autre époque et une jupe, le tout de couleur noire et sans un vêtement plus chaud. Le soleil était glacé ce matin-là. Avec beaucoup de timidité Cécile s’installa sur l’estrade tandis que Zélie manœuvrait ses volets à miroir pour capter la lumière et la renvoyer sur le sujet.
— Vous connaissiez Gaillac ? Il a cimenté toutes ses cheminées sauf une, a cloué ses volets sauf ceux de la cuisine et ne sort plus dans le village.
— On ne se cause plus depuis longtemps mais je sais qu’il avait vu Eugène là-haut. Celui-là il est cabourd depuis tout petit, à cause d’une rougeole. Il en faisait du propre dans le village. Chez lui c’était des pas grand-chose, même pas des ramonets, des journaliers quand le père n’avait pas bu. Alfred il n’était même pas de lui on disait.
Zélie la photographia en se demandant ce que cela donnerait au développement. Jean lui avait appris à améliorer les portraits trop désastreux, mais elle n’était pas sûre de faire disparaître ces nodosités flamboyantes.
— Votre mari le connaissait, dit Zélie, sans donner à sa phrase un ton interrogatif, si bien que Cécile se sentit tout de suite traquée et secoua la tête avec véhémence :
— Pas vraiment, juste un peu. L’Alfred l’a aidé je crois à traverser l’Orme Mort mais c’est tout.
— On sait que les vaches ne venaient pas d’Andorre, dit Zélie, mais plus sûrement du pays de Sault. Quelqu’un les aurait aperçues autour de la bergerie et aurait déclaré que pour des vaches venant de l’Andorre elles étaient bien gaillardes et pas du tout fatiguées.
— Ce sont des mensonges, mais moi je ne sais rien des affaires de Bourgeau. Il les menait à sa guise.
— Avec son frère Léon. Déjà là-haut Léon allait le voir souvent et il s’y attardait des semaines. Ça lui plaisait tant la guerre, qu’il s’y attarde ?
— Moi Léon, je m’en gardais. Comme de toute la famille et maintenant elle va me tomber dessus, vous allez voir. Cette photographie je ne l’ai pas demandée, c’est vous qui avez voulu.
— Mais je vous l’offre avec le cadre.
Elle avait promis la même chose à Carmen Grizal. Elle demanda à Cécile si elle la connaissait.
— Pas plus.
— Son mari était apparenté à Gaillac.
— Y a pas de quoi s’en vanter, ricana Cécile. Vous allez à Cubières ? Vous donnerez le bonjour à Monsieur le Curé. Mais vous étiez là quand il a béni cette maison.
— Vous ne saviez vraiment pas ce qu’il y avait dans votre grenier, le couffin rempli d’alliances et de bijoux, l’appareil démontable de mon mari ? Vous avez continué de fouiller là-haut ?
— Les gendarmes ont mis les scellés. Ils doivent revenir. Ce brigadier de malheur avec son accent que je ne comprends pas et des mots que jamais personne n’a prononcés par ici. Heureusement que les gendarmes sont du coin pour la plupart.
— Vous n’aviez jamais vu vraiment ce couffin et la sacoche de cuir fauve, insista Zélie.
— J’en sais rien. Que voulez-vous que je vous dise.
— Madame Bourgeau, mon mari est mort de façon étrange là-haut sur la Loire, peut-être a-t-il été assassiné à cause de cette sacoche en cuir fauve. Quelqu’un l’a prise sur son cadavre et l’a emportée et on la retrouve chez vous. Jusqu’à présent en tant que veuve d’un homme assassiné vous étiez une victime, mais si je raconte au juge ce que j’ai appris sur la mort de mon mari, vous deviendrez suspecte, c’est-à-dire accusée de complicité.