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Ce soir-là il n’y avait guère de clients, surtout presque pas de joueurs de cartes à cause de la pluie et Marceline prenait son temps, bavardait avec les dîneurs habituels, le maître d’école, l’employé de la perception et un clerc de notaire nouvellement arrivé. Les journalistes mangeaient beaucoup plus tard.

— Votre amie a fait dire qu’elle ne souperait pas, qu’elle ne se sentait pas bien et qu’elle voulait dormir. Vous croyez qu’il qu’il faudrait faire venir le docteur ?

Zélie pensa que Sonia, depuis l’autre nuit où elle s’était réfugiée dans sa chambre n’avait plus la même vitalité au point de sauter un repas faute d’appétit. À sa question Marceline dit qu’elle avait bien dîné et que ma foi elle pouvait aller jusqu’au lendemain.

— Vous a-t-elle acheté du cognac ? demanda soudain Zélie. Je sais qu’elle en a toujours une bouteille.

— Tous les deux jours elle n’y manque pas.

Ce qui suffoqua la jeune photographe :

— Tous les deux jours ?

— J’ai dû en envoyer chercher à Talairan par le commissionnaire, de la fine de Béziers mais elle s’en moque. Vous ne pensez pas qu’on devrait prévenir le docteur Miquelet ?

— Pas sans en toucher un mot à Wasquehale, dit Zélie. Mais je pense que notre amie boit un peu trop et que le soir elle préfère dormir que de manger.

— Surtout que chaque jour à midi le litre de vin y passe et comme je ne sers que du treize degrés, après ça on recherche plutôt son lit.

— Tout à l’heure, quand j’ai jeté l’eau de ma toilette j’ai entendu les poules s’agiter et caqueter comme si quelqu’un était entré dans le poulailler. J’ai pensé qu’on venait voler leurs œufs.

— Je vais envoyer voir. Je ne les lève que le matin mais déjà le soir il y en a une douzaine.

La petite bonne fit tant de manières que Zélie lui dit qu’elle l’accompagnerait et tiendrait la bougie. À nouveau les poules éblouies par la lumière caquetèrent quand la jeune fille glissait sa main sous chacune d’elles installée dans son nichoir.

— Ma foi j’en compte dix. C’est à peu près le compte.

Marceline dit qu’effectivement c’était entre dix et quinze œufs sur lesquels le soir, en cas de besoin elle pouvait compter.

— C’est plutôt vers Pâques que mes pilharts viennent me les voler pour l’omelette pascale, du moins les plus vauriens, ceux qui ne font pas la tournée du village pour en quêter à chaque porte.

À tout hasard lorsqu’elle remonta, Zélie alla frapper discrètement à la porte de Sonia mais celle-ci ne répondit pas.

Elle prit le temps de penser à Julien Molinier avant de s’endormir. Sa tendre approche la ravissait mais elle en demandait pardon à Jean, se demandait si elle était vraiment une femme superficielle, capable de s’amouracher d’un beau jeune homme, un an tout au plus après la mort d’un mari adoré. Son naturel l’empêchait de devenir une veuve revêche à toute tentative, même honnête, de séduction. Elle aimait peut-être un peu trop se moquer gentiment, persifler en quelque sorte, et ses victimes pouvaient en conclure qu’elle n’était pas indifférente à leurs manœuvres candides.

— Non, se murmura-t-elle, alors que le sommeil sournois cajolait quelques idées taquines, non je ne persiflais pas aujourd’hui, mais au contraire j’essayais de combattre un émoi qui me scandalisait. Je ne dois plus accepter de rester seule avec…

Le nom de Julien Molinier s’entrelaça à celui de Jonas Savane, tandis qu’elle dérivait complaisamment vers des rêves qui eux favorisaient les images les plus audacieuses sans qu’au réveil on se retrouve coupable.

Elle se réveilla dolente, resta un moment à essayer de poursuivre quelques lambeaux de songes qui fuyaient déjà vers leur anéantissement.

Dans la salle Wasquehale buvait du café à la table où Marceline apporta son petit déjeuner.

— Vous êtes bien matinal, brigadier. Avez-vous quelque chose à me demander, une tâche à accomplir ?

— Je voudrais parler avec madame Derek sans qu’on en tire aussitôt des commentaires divers. Je vous attendais pour que vous m’accompagniez dans sa chambre. Je ne peux encore la convoquer à la gendarmerie, le juge Fontaine s’y oppose et préfère que cette dame reste la parfaite inconnue. Je vais poser quelques questions à cette personne mais je devrais donc le faire en votre présence, pour que les règles de la bienséance soient respectées.

Elle faillit lui demander s’il craignait que Sonia ne se jette à son cou. Cette question heureusement tue lui parut tout aussitôt inconvenante. Imaginer qu’une femme abusée, bafouée par une bande d’ignobles individus puisse encore garder quelque intérêt pour les hommes choquait la morale traditionnelle, mais elle-même l’était-elle ? Elle dut s’avouer que veuve elle portait quelque attention aux beaux hommes.

— Je voulais vous parler avant que la jeune bonne ne monte son petit déjeuner à Sonia Derek. Je voudrais que ce soit vous qui le lui apportiez si vous n’y voyez pas d’inconvénient, mais je vous dois des explications.

Embarrassé il tourna sa cuillère dans sa tasse vide.

— Sonia Derek vous a-t-elle fait des confidences ?

— Pas vraiment, dit Zélie. Tout ce que je sais c’est qu’elle a voyagé pas mal alors que j’imaginais que c’était une propriétaire aisée.

— Sonia Derek est une propriétaire moyennement aisée mais aussi une théâtreuse qui sillonnait la France a bord de carrioles minables pour jouer des gaillardises dans les villages les plus reculés, des scènes assez polissonnes qui ravissaient une population retirée qui n’avait jamais assisté à pareil spectacle.

— Les tournées, fit Zélie. Elle a une ou deux fois laissé échapper ce mot de tournée. Je n’y ai pas trop prêté attention car les marchands forains, nous-mêmes photographes ambulants nous exprimons de la sorte. Mais pour elle il s’agissait de tournées théâtrales.

— Malgré le juge qui me l’avait interdit j’ai envoyé dans le Loiret, au maire du village de Sonia Derek, une photographie d’elle et j’attends sa réponse. Je veux m’entretenir avec cette personne et savoir qui elle est.

— Vous pensez qu’elle a abusé tout le monde, là-haut, y compris le capitaine Savane ?

Wasquehale hocha imperceptiblement la tête car Marceline apportait le plateau de la jeune femme. Il la regarda tartiner ses tranches de pain grillées avec de la confiture, sourit de tant d’appétit juvénile.

— Je suis toujours affamée, avoua-t-elle. Et comme j’appréhende cette rencontre entre vous et madame Derek je n’en ai que plus d’appétit.

— Vous avez tout le temps, on ne lui monte son plateau que vers 9 heures. Vous êtes allée à Cubières hier, avez-vous réussi à parler à Gaillac car c’est ce que vous vouliez faire n’est-ce pas ? Lui demander s’il savait quelque chose sur la mort de votre mari dans cette Maison du Colonel assiégée par les Prussiens ?

— Vous saviez ? fit-elle, arrêtant de mastiquer.

— Le capitaine Savane et le sous-lieutenant Molinier collaborent avec moi. L’un et l’autre ne peuvent se souffrir mais ils sont loyaux et ne me cachent rien, enfin je suppose qu’ils ne me cachent rien. Mais tout ce qu’ils ont découvert l’un et l’autre, si je mets à part le couffin rempli d’alliances et de bijoux, de l’appareil démontable de votre époux, ne repose sur aucune preuve irréfutable. Comment affirmer que c’est Gaillac qui détenait le contenu des poches de Grizal et qui éventuellement posséderait aussi les affaires de votre mari ?