— Une ruse de pensionnaire, grommela-t-il. Madame Derek nous a faussé compagnie cette nuit. Pouvez-vous vérifier si elle a emporté toutes ses affaires ? Où enfermait-elle les photographies qu’elle devait examiner ?
— On les lui avait volées voici quatre nuits, avoua Zélie confuse.
À ce moment-là le journaliste encore présent dans l’auberge se présenta à la porte, ayant enfilé un pantalon sur sa chemise de nuit à liserés bleus. Wasquehale alla lui claquer la porte au nez.
— Ils commencent à m’échauffer les oreilles, ceux-là.
Puis il revint tout aussi courroucé vers Zélie :
— Vous êtes une cachottière de m’avoir dissimulé ce vol.
— Madame Derek m’a suppliée d’attendre un peu. Elle mourait de peur. Et c’est pourquoi elle a quitte sa chambre dans la nuit par les toits.
— Quelqu’un l’attendait-il dans la rue ou sur la place ? A-t-elle fait poster une lettre ?
On frappa à la porte et, pestant contre l’obstination du journaliste, Wasquehale se précipita prêt à bousculer l’impudent, mais découvrit un de ses gendarmes au garde-à-vous, main au bicorne. Dans un chuchotement inaudible il annonça une nouvelle qui fit s’exclamer Wasquehale qui aussitôt après ricanait :
— Un homme sans histoires, un brave soldat, disait le juge.
Il sortit de la chambre, revint vers Zélie sidérée par cette précipitation :
— Essayez de savoir si la servante ou Marceline est allée poster une lettre pour madame Derek… Je pars… Vous prendrez ensuite la route de Cubières.
Il lui fit signe d’approcher, se pencha à son oreille :
— On a fait sauter la maison des Gaillac, lui et sa femme sont morts, le fils est rescapé mais salement brûlé. Je veux des photographies et je pense que le juge en souhaite également.
La porte du journaliste était entrouverte et si on ne voyait pas l’homme on pouvait entendre le bruit de sa respiration sifflante. Wasquehale s’approcha et tira la porte pour la fermer.
Les deux femmes, la patronne et la bonne jurèrent que jamais elles n’avaient posté de lettres pour la mystérieuse dame. Et sans attendre Zélie attela Roumi, prit la route de Cubières en passant par Massac, se doutant que par Auriac elle serait ralentie par tous les curieux qui devaient prendre la direction de ce nouveau lieu de drame. Mais à Massac ce fut le même phénomène de migration. Elle comprenait les sentiments de ces gens qui s’entassaient à vingt dans de longues charrettes avec les enfants, les vieux, ne pouvant rester dans l’attente et l’angoisse au village. Il y avait d’abord un élan de compassion plus fort que la curiosité qui les animait, mais surtout le besoin de se retrouver avec les habitants d’autres villages, de faire un bloc comme du temps des invasions espagnoles, et encore plus dans le passé contre les armées royales chassant les ennemis de la religion catholique.
Elle chemina sous la pluie, au rythme de ces pèlerins d’une autre sorte qui en toute naïveté pensaient que leur présence muette réconforterait les familles en détresse et la population de Cubières.
Lorsqu’elle aperçut la longue file de charrettes à l’entrée de ce village, elle n’osa dire que Wasquehale l’attendait. Personne ne vint la chercher pour prendre des photographies et elle apprit plus tard qu’il y avait eu un conflit entre les gendarmes de Couiza et ceux de Mouthoumet. Selon le règlement le maire de Cubières avait prévenu la brigade de Couiza, et ce ne fut que le lendemain matin qu’il se souvint que Wasquehale avait reçu une extension sur sa commune, mais il était trop tard. Les premiers rapports d’enquête avaient été rédigés par ceux de Couiza et Wasquehale ne pouvait qu’assister à ce travail sans intervenir. Seul le juge Fontaine enfin arrivé le fit admettre non sans peine.
Lorsque enfin un gendarme de Wasquehale vint la chercher et l’aida à remonter le flot des véhicules, il était déjà 4 heures de l’après-midi. La pluie avait cessé mais la nuit écrasait le pays, renforcée de lourds nuages menaçants. Elle expliqua qu’elle ne pourrait pas faire grand-chose sans lumière mais le gendarme, lui, respectait l’ordre reçu. Elle atteignit le cœur du village, conduisit Roumi à l’écurie du presbytère, entendit Pamphile dire qu’il neigeait sur Buga-rach et les Baillessats, hameau du village plus haut dans la montagne. Monsieur le Curé était auprès du fils Gaillac pour lui apporter les derniers secours car on redoutait le pire.
Wasquehale ne voulait rien entendre de ses prétextes pour ne pas prendre de clichés :
— Prenez du magnésium, on vous aidera. Il faut prendre la cuisine, le couloir. Les habitants ont travaillé toute la nuit pour éteindre le feu qui ronflait dans la cage de l’escalier. Le juge est d’accord.
À sa question sur les causes de cet incendie il daigna répondre qu’on avait jeté des sacs de poudre de l’armée, de dix ou vingt livres, par une trappe de ramonage oubliée et même recouverte de crépi.
— La cheminée a explosé et le brasier a poursuivi le fils coince par les fermetures de la porte. Ce sont les épars surtout qui lui donnèrent du mal. Ils étaient coincés et le feu lui dévorait le dos.
L’adjudant de Couiza, Verdier, ne voulait pas entendre parler de cette bêtise de daguerréotype, mais le juge lui y tenait et malgré sa forte personnalité Verdier dut s’incliner. Ce fut un travail éreintant pour tout le monde et Zélie, lorsqu’elle prit l’un de ses appareils portatifs qui pesait ses huit kilos, était déjà fatiguée par cette longue journée d’attente.
L’état de la maison la laissa abasourdie. Elle n’avait jamais imaginé qu’elle pénétrerait dans une sorte de four aux murs craquelés, noircis, gluants d’un mélange de suie, de poudre non brûlée et de l’eau jetée à coups de seaux par la chaîne des habitants. Chaîne dérisoire mais la pompe à vapeur de Saint-Paul n’arriva qu’au petit matin. On pataugeait dans une fange épaisse. Elle découvrit, découpés à la scie à métaux, les emplacements des corps de Gaillac et de sa femme qui avaient recuit dans la fonte de tous les ustensiles en métal, surtout du fer-blanc, du cuivre et de l’étain. La pompe les avait copieusement arrosés mais on ne s’était pas risqué à les récupérer, sans emporter une partie de leur cercueil improvisé.
— La température a dépassé tout ce qu’on peut imaginer, disait Wasquehale.
Sous l’œil furibond de l’adjudant Verdier elle prenait ses clichés tandis qu’un gendarme mettait le feu à la torche de magnésium. Par chance les restes mouillés de poudre ne s’enflammèrent pas. Tous étaient éblouis et se regardaient les yeux ronds durant les secondes qui suivaient. On trouva une table pour qu’elle s’y juche avec son appareil, tandis que Verdier s’indignait d’une perte de temps qui ne servirait à rien. Aucune cour d’assises n’accepterait ces épreuves, voilà tout. Elle sortit de là noire de suie, écœurée par l’odeur de chairs grillées et de poudre, heureusement aidée par les gendarmes qui portaient son matériel. La bonne du curé, Pamphile, la guettait et lui annonça qu’elle avait mis de l’eau à chauffer, qu’elle allait la lui apporter.
Dans le fourgon elle crut sentir une odeur de bougie, n’y prit pas garde, alluma une lampe mais vit tout de suite que ses affaires avaient été dérangées, celles de la vie quotidienne et non du laboratoire. Elle aperçut des miettes de pain sur le plancher et en s’approchant du petit évier flaira une odeur de café, découvrit le marc humide dans son seau à ordures.