Le maire frappa à la porte du balcon un peu avant midi et accepta d’entrer, non sans avoir marqué une hésitation. Ce gros homme balourd ne savait comment avancer dans cet espace restreint, s’assit avec une grande prudence dans le fauteuil qu’elle lui désignait. Il regardait autour de lui, se demandant si cette partie de la roulotte était un salon ou une chambre à coucher, ne cessait de fixer le divan sur lequel Zélie assise attendait qu’il parle.
— Quelqu’un d’Auriac m’a dit que vous photographiiez les anciens mobiles. Sur ordre de la gendarmerie ? Ici à Soulatgé nous n’avons que Louis Rivière. Il y avait Antoine Rival mais il a été tué à la guerre. Sa femme et ses deux garçons sont repartis à Tuchan dans la famille. Rivière est dans une grande colère. Si vous lui annoncez que vous allez le prendre en… avec votre appareil il deviendra fou furieux, je le connais.
— Tant que le temps reste bouché je ne peux rien faire. J’ai besoin de lumière, pas forcément de soleil car mes grands miroirs renvoient le grand jour sur le sujet.
Le maire était déjà venu se faire photographier avec toute sa famille, même son père qu’il avait fallu porter à bras d’homme pour l’installer dans un fauteuil au premier rang, mais ce jour-là les panneaux du toit étaient ouverts, les miroirs éblouissants de soleil. En ce moment ils étaient collés au plafond de cette roulotte et lui rappelaient ceux d’une maison close de Narbonne où l’on pouvait y suivre le reflet de ses propres ébats amoureux. Ce qui le gêna au point qu’il se leva brusquement, heurta la poutre transversale.
— J’aurais dû vous prévenir, s’excusa Zélie. Vous voulez un peu de teinture d’arnica ? Je la prépare moi-même.
Il refusa, se précipita presque vers la sortie, respira plus librement sur le balcon. Cette jeune femme dans cet endroit clos, parfumé, aussi coquet qu’un boudoir de demi-mon-daine l’avait troublé. Il descendit les quelques marches, se retourna.
— Si vous persistez et si le temps se dégage je serai chez moi. Il faudra bien que Louis se laisse faire s’il ne veut pas avoir des ennuis.
— C’est-à-dire que la gendarmerie de Mouthoumet le convoquerait. Toute une journée de perdue pour lui.
— Après Soulatgé vous irez où ?
— Rouffiac, mais je repasserai ici pour me rendre à Cubières. Je sais bien que ce n’est plus le canton, anticipa-t-elle sur l’étonnement du maire, mais j’ai sur ma liste les mobiles de Cubières et Rouffiac hors canton de Mouthoumet.
Elle alla régler la pension de Roumi, le tira par la bride pour l’atteler à la roulotte. Il détestait la pluie et le lui faisait savoir. Elle jeta une couverture sur son dos mais il continua de bouder.
Juste à cet instant arriva, l’air courroucé, un homme de taille moyenne qui jurait tout en essayant de nouer une cravate autour du col empesé de sa chemise blanche.
— Autant qu’on en finisse, cria-t-il à Zélie. Vous voulez ma bobine pour ces fainéants de gendarmes ? La voilà.
Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais rencontré Louis Rivière ni de l’avoir photographié du vivant de Jean. Elle ne savait que faire et Roumi s’impatientait, essayait de tirer la roulotte malgré la mécanique déjà serrée.
— La lumière n’est pas suffisante, dit-elle. Et je ne peux sortir mes miroirs à cause de la pluie.
Restait le magnésium mais elle en frissonnait à l’avance. Elle le dosait mal, ne savait pas quelle longueur de mèche utiliser, se laissait surprendre par l’éclair lorsqu’elle se trouvait sous le lourd voile noir en train de viser son sujet.
— C’est pour aujourd’hui ou jamais, déclara Rivière. Et je n’irai pas à Mouthoumet. Je n’ai rien à me reprocher. Rien, vous m’entendez ?
— Je pars pour Rouffiac mais je repasserai demain après-midi. Nous pourrions si le temps le permet…
— Je peux poser une heure s’il le faut mais là, tout de suite.
Juste à cet instant, même si la pluie persista, le ciel parut se délayer. Mais ouvrir les panneaux aux miroirs, c’était faire entrer l’eau à l’intérieur de la roulotte.
— Venez.
Elle regarda autour d’elle. Il lui aurait fallu un aide pour le magnésium, mais tous les gens d’ici auraient refusé. Ce n’était pas dangereux mais surprenant. Mystérieux. Lorsqu’il la vit se hisser sur un escabeau pour ouvrir les panneaux il haussa les épaules mais vint l’aider. Le résultat fut assez décevant mais elle garda l’espoir d’une meilleure lumière le temps qu’elle prépare son appareil. Louis Rivière s’assit, le buste droit, le regard fixe. Son immobilité impressionna Zélie mais elle savait qu’une inquiétude indignée ravageait cet homme. Peu à peu les miroirs reflétèrent un meilleur jour.
— Je crois que nous allons pouvoir faire quelque chose.
— Madame, articula-t-il alors d’une voix pathétique, je n’ai jamais coupé de doigt aux cadavres des camarades morts au combat. Je ne suis pas un détrousseur, un pillard. On essaye de me nuire en dessinant cette main gauche amputée de l’annulaire. J’ai été un bon soldat même si par la suite comme les autres ne sachant plus ce qu’il fallait faire, abandonnés de tous, y compris des chefs, j’ai choisi de revenir chez moi. Mais à Narbonne, j’ai déposé mon chassepot, d’ailleurs il ne marchait plus, laissé mon uniforme. Ils n’en voulaient pas à l’habillement mais je l’ai jeté sur leur table, y compris le képi.
La gorge serrée elle restait derrière l’appareil caché sous le voile épais, l’écoutait les yeux baissés.
— Je sais que votre mari, le Photographe de Lézignan comme on l’appelait depuis toujours, est mort du côté d’Orléans, dans cette Maison du Colonel. Tout comme un autre de Salza.
Avec Jean ils n’allaient jamais jusqu’à Salza, le chemin étant souvent impraticable. Les habitants de ce village perdu descendaient plutôt à Mouthoumet les jours de foire.
— Il s’appelait Émile Grizal de Salza. Un brave garçon. J’ai voyagé avec lui deux jours dans un wagon à bestiaux. J’ai même parlé à votre mari d’une chose qui me préoccupait parce qu’il était du pays. Pour Grizal, vous saviez ?
Elle secoua la tête en silence. Elle n’avait pas cherché à savoir. Redoutant les détails, les témoignages rendant la mort de Jean irrévocable. Elle préférait vivre dans le doute, n’avait même pas fait le voyage vers ce cimetière militaire où on l’avait enterré. Il vivait en elle, dans ses souvenirs, image si fragile, voilée, qu’elle rejetait les précisions. Mais celles-ci venaient à elle sans avoir été sollicitées. Cette Maison du Colonel par exemple. Par deux fois on l’évoquait devant elle. Et pour que ces survivants s’en souviennent c’est qu’elle avait marqué les esprits.
— Je n’ai rien à me reprocher, j’ai respecté nos morts, et je respecte les vivants même s’ils ne le méritent pas, dit-il encore, avant de se taire définitivement.
Elle put le photographier grâce à une longue pose et il s’en alla sans un mot. Elle le regarda s’enfoncer dans une ruelle du village les larmes aux yeux.
Alors qu’il n’avait pas bronché d’un cil lorsqu’elle était à l’intérieur avec Louis Rivière, Roumi manifesta dès lors son impatience. Elle lui retira la couverture humide, mit de l’ordre dans la roulotte et une heure plus tard ils marchaient côte à côte vers Rouffiac.
Les ruines du château de Peyrepertuse noyées dans des nuages bas n’en apparaissaient que plus hors du monde, flottaient fantomatiques. Cette gigantesque construction, roches et murs à jamais confondus, veillait, hérissée en crêtes animales sur la longueur d’un éperon abrupt. Vaisseau fantastique, avait-elle toujours pensé, proche du ciel, comme préméditant d’y naviguer un jour vers l’infini. Chaque fois, surprise de le découvrir toujours aussi farouche à près de huit cents mètres, citadelle vertigineuse, proue d’une falaise revêche courant sur des dizaines de kilomètres, à peine froissée par quelques cols timides. Jean aurait voulu y grimper mais elle en retardait le jour, trop respectueuse de cette vision pour y affronter les ombres médiévales qui y séjournaient. Après une visite, essoufflée par les raidillons, elle redoutait de n’avoir les autres fois qu’un regard distrait pour cette apparition au détour d’un chemin bien banal.