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Sonia la rejoignit, visiblement effrayée d’enfoncer ses escarpins d’une dizaine de centimètres dans cette couche collante. Il était vrai qu’on avait du mal à soulever ses pieds et Roumi avançait comme à la parade, levant haut ses paturons. Le fourgon fit soudain un écart, entraîna la lourde masse du cheval qui d’un coup de reins rétablit l’équilibre. Zélie avait bien vu le véhicule avancer sur une seule roue et en se retournant Sonia ne vit qu’une seule trace dans la neige.

— La bergerie est là.

Il fallait quitter le chemin pour une piste épaissie en neige et le toit encore en place s’était quelque peu envolé au vent. Roumi serait à l’abri avec une couverture sur le dos et de l’avoine dont elle gardait un grand sac dans l’aménagement prévu sous le fourgon.

Le plus difficile fut d’équilibrer celui-ci pour dételer le cheval, mais Sonia lui apporta une aide inattendue. Elles se retrouvèrent enfin à l’intérieur en train de refaire du café et de préparer le déjeuner.

— Je dormirai ensuite. Il nous faudra attendre quelques heures pour que le jour soit plus clair. La neige peut alors s’arrêter.

Roumi qu’elle visitait régulièrement paraissait au mieux. Elle tâtait ses oreilles, ses naseaux de crainte qu’il ne soit fiévreux.

Zélie se souvint alors du revolver à barillet offert par le curé Reynaud. Étrange prêtre qui disposait d’une arme et la lui faisait emporter comme s’il avait tout compris des dangers qui la menaçaient. Qu’avait-elle fait de l’arme la veille en revenant du presbytère, serrant sur son cœur ce revolver et ce paquet enveloppé d’un pan de couverture militaire. Elle franchit le rideau toujours tiré qui coupait la longueur du fourgon en deux, finit par la trouver dans l’un des tiroirs à photographies. Elle l’examina mais ne savait comment faire basculer le barillet pour vérifier si les cartouches étaient toujours en place.

Et cette fille, cette traînée de spectacles honteux, que faisait-elle là dans son fourgon, leur chère roulotte où sa présence devenait une insulte. Femme abusée, violée ? La belle histoire truquée, inventée pour duper son monde, permettre à son complice de faire disparaître les uns après les autres les témoins de sa haute trahison. Il n’y avait pas d’autres mots.

Peu à peu elles s’observaient du coin de l’œil, et lorsque l’une avait un geste un peu trop sec l’autre se raidissait, sur le défensive. Sonia faisait cuire une omelette mais Zélie surveillait tous ses gestes, se méfiait. Elle avait peut-être pris un flacon d’éther pour l’empoisonner, du moins la faire dormir le temps que son complice les atteigne. Quand l’une sortait sur le balcon pour évaluer la couche de neige l’autre était surprise de la voir revenir. Pourquoi, se demandait Zélie ne pas fuir tant bien que mal vers le Cédeillan, la grosse campagne pleine de ramonets, de journaliers. Là-haut c’était le salut mais avec deux kilomètres à patauger dans vingt centimètres de neige. Zélie remarqua que Sonia paraissait de plus en plus détendue lorsqu’elle rentrait de ces sorties et annonçait que la couche de neige s’élevait.

— Ça ne vous fait rien de penser que nous sommes peut-être là pour plusieurs jours ? Il n’y a pas grand-chose à manger et il reste peu de bois pour allumer ce poêle.

— Tant que je reste loin de Mouthoumet je suis tranquille, répliqua la Derek. Vous n’avez qu’une idée, me livrer à votre cher brigadier. Que lui faites-vous donc pour qu’il soit à vos genoux ?

— Si vous n’avez rien à vous reprocher vous ne courez aucun ennui. Mais en réalité je pense que vous n’avez pas été violée par ces mobiles que vous accusez. Volée peut-être mais pas violée. Vous avez fait payer vos faveurs et ils se sont vengés en vous dépouillant. Vous n’êtes venue par ici que pour de l’argent. C’est tout. Je ne pense pas que ceux qui pillèrent votre maison soient les Bourgeau, les Rivière ou les Gaillac. Surtout pas Rivière mais lui c’est différent. Il a dû assister à une scène qu’il n’aurait jamais dû voir, pas vrai ? Peut-être étiez-vous même en cause. Mais ce que je ne comprends pas c’est le vol de ces photographies dans votre chambre. J’en ai tiré plusieurs exemplaires et il ne servait à rien de les voler puisque les autres étaient en mains sûres. À moins… Oui bien sûr, à moins qu’elles n’aient comporté des signes particuliers. Mais c’est ça, des signes qui vous permettaient de reconnaître vos bourreaux. Des gens que vous n’aviez jamais vus. Vos faux bourreaux, les Bourgeau, Gaillac mais aussi hélas pour lui Rivière.

Au fur et à mesure qu’elle décortiquait cette énigme le visage de Sonia Derek s’empourprait puis d’un coup se vidait de toute couleur, tandis que ses yeux bleus se voilaient de terreur.

— Un signe discret presque invisible.

La théâtreuse se leva et alla décrocher sa pelisse comme si elle allait l’enfiler pour s’enfuir, mais elle plongea une main dans la poche de droite et en sortit le revolver de marine prêté par l’abbé Reynaud. Zélie ne l’avait pas vue le dérober dans le tiroir.

— Vous ne me livrerez pas à Wasquehale. Jamais. Je me suis comportée comme une imbécile sans comprendre mais je ne veux pas payer pour tout. J’ai découvert dans ces nombreux tiroirs les photos prises par votre mari et aussi cette arme. Dès qu’il ne neigera plus vous me conduirez dans une ville où je puisse prendre le train. Perpignan par exemple ou Narbonne.

— On vous retrouvera, murmura Zélie, surprise de n’éprouver aucun ressentiment contre cette pauvre fille.

— Je sais où j’irai me cacher. Je peux m’en sortir. Mais plus que les gendarmes, que les juges c’est lui que je fuis. Qu’est-ce que je risque avec la justice, quelques années de prison mais avec lui ce serait la mort.

— Il vous a payée pour vous convaincre de jouer les faux témoins ?

— De l’argent ? Oh, non, pas de l’argent ! Vous ne pouvez pas comprendre parce que vous n’avez pas comme moi arpenté les pires chemins de France pour aller donner du spectacle dans les coins les plus reculés. Avec pour spectateurs des culs terreux aux yeux exorbités parce que vous montriez un peu de votre jambe, un soupçon de vos seins et que vous les échauffiez avec des paroles gaillardes qu’ils comprenaient parfaitement. Non, il ne m’a pas donné d’argent mais il m’a fait rêver. Oh, oui alors ! J’ai rêvé comme une fille stupide et naïve que je suis dans le fond malgré mes airs affranchis. Pour les photographies vous avez raison. Elles étaient marquées par ordre, un, deux, trois coups d’épingles invisibles.

Roumi émit alors plusieurs hennissements de mécontentement et Sonia sursauta, braqua son revolver en direction de la porte donnant sur le balcon.

— Qu’est-ce qui lui prend ?

— Il flaire l’approche d’un cheval qu’il déteste, répondit Zélie, maîtrisant mal sa peur, et nous allons avoir une visite désagréable. Ne restez pas là, cachez-vous derrière le rideau.

51

L’arrivant épousseta ses vêtements une fois sur le balcon avant d’ouvrir la porte et d’entrer. Sous son képi bosselé où s’accrochaient quelques traînées blanches son visage était d’une infinie tristesse.

— Je croyais que ce serait plus facile, dit-il, une simple formalité comme pour les autres. Mais depuis que je vous ai rencontrée je ne cesse de repousser chaque jour cette indispensable corvée.

— Bonsoir capitaine Savane. Vous ne portez donc pas le masque de la mort aujourd’hui ?

Il ôta son képi, passa la main dans ses cheveux. Il s’approcha comme s’il voulait tirer le rideau de séparation mais n’alla pas plus loin. Sonia avait rejoint sa cachette derrière le divan.