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À Rouffiac, les Terrasson disposaient de longue date d’un accueil dans une campagne proche du village. Un couple de gardiens âgés les avaient toujours reçus. Ils surveillaient un ensemble de maisons et bâtiments délabrés sans même savoir qui en étaient les propriétaires. Un notaire payait leurs gages sans donner d’explications. Le vieux Maurice empila du fourrage dans le râtelier pourri et Roumi, comme s’il voulait en épargner le vermoulu, tirait chaque brin du bout des dents. La roulotte aurait pu s’abriter, par mauvais temps, sous ce toit aux tuiles cassées. Mais avec le soleil qui dorait les façades en cette fin de journée d’hiver, Zélie préférait la laisser dehors.

— Charles Rescaré ? s’offusqua la vieille Adélaïde. Vous voulez mettre en image ce bon à rien, ce bandit ? Ce mécréant qui plus jeune sonnait le glas alors que personne n’était mort. Les bergers qui l’entendaient rentraient vite avec leurs troupeaux, et ceux dans les vignes et les champs en faisaient autant. Pour rien, pour faire rire ce maudit drôle.

Le méchant drôle mystérieusement prévenu arriva alors que la lumière était encore bonne, dévala des collines avec son vieux fusil et une gibecière bien ventrue, proposa des grives à Zélie qui refusa. C’était un joli garçon qui portait son képi de mobile penché avec insolence sur ses cheveux presque roux. De ce blond-roux andalou, lui avait expliqué Jean, souvenir de l’occupation espagnole et andalouse.

— Qui vous a dit que je venais vous photographier ?

— Moun aousel, mon petit oiseau, fit-il goguenard, faisant référence à une chanson grivoise.

Elle rougit. Adélaïde surgit avec une poignée de sarments de l’année, encore pleins de sève, en menaça Rescaré :

— Gare à toi si tu offenses la dame. Je t’en ficherai un coup.

Et son mari suivait, une fourche dans ses mains tremblantes de la maladie de Parkinson.

— Si tu te conduis mal je te pique les fesses malappris.

— Ils sont gentils le papé et la mamée, s’esclaffa-t-il. C’est là-dedans qu’on se fait tirer le portrait ? On y sera rien que tous les deux, vous et moi ?

Sans attendre il grimpa les marches, pénétra dans la roulotte et lorsqu’elle le rejoignit il était assis sur l’estrade et faisait d’horribles grimaces.

— Essayez d’apparaître moins dépenaillé, dit-elle. Vous savez pourquoi la gendarmerie veut la photographie de chaque mobile revenu au pays ?

— Pour foutre en prison ceux qui ont coupé les doigts des cadavres et pris les alliances, les bagues, et aussi volé les porte-monnaie. Les envoyer qui sait, à la guillotine ?

Elle lui tendit un petit miroir :

— Essayez d’avoir un air convenable, ôtez ce sale képi.

— Moi je l’aime bien. Je ne peux pas le garder ?

— Ça vous rend encore plus suspect, dit-elle.

— C’est quoi un suspect ?

— Un individu soupçonné de vol, de crimes.

— Vous avez photographié Louis Rivière de Soulatgé ? C’est vrai qu’il a cassé sa porte où l’on avait écrit des choses dessus ? Non, on avait dessiné quelque chose ?

— Les nouvelles vont vite.

— Et Julien Molinier, vous allez aussi lui tirer le portrait.

Elle répondit d’un signe, occupée à régler ses miroirs.

— Je vous crois pas. Ce sont les plus gros propriétaires du pays. Huit chevaux, deux mules et trois arabes pour les charrettes. Quatre ramonets. Mme Molinier la mère passe tout janvier à Toulouse. Et Julien était sous-lieutenant.

— Il est sur ma liste, répliqua-t-elle sèchement.

— Je voudrais voir ça. Ils n'accepteront jamais de venir ici dans votre roulotte. Je pensais pas que c’était aussi chouette dedans. C’est là-bas que vous dormez, sur le divan ?

— Si vous n’arrêtez pas, j’appelle Adélaïde ou Maurice.

— Ils tiennent à peine debout. Quand vous repasserez l’an prochain ils seront morts, vous verrez. Votre mari aussi est mort dans cette Maison du Colonel. J’ai même failli aller avec eux. Moi j’aurais bien voulu me battre pour les aider à s’en sortir. Quand j’ai pu c’était trop tard pour les dix.

Elle lui arracha le petit miroir des mains, fit sauter son képi au loin. Impressionné, il se raidit sur sa chaise, essaya de maîtriser les épis de ses cheveux.

— Notre colonne devait marcher sur cette foutue maison, mais au dernier moment contrordre. Les Prussiens menaçaient. Plus tard on est allé voir, ces sales cochons partis, pour récupérer les fusils. Tout ce qui appartenait à l’armée ou presque avait disparu.

— Taisez-vous, ordonna-t-elle. Et ne bougez plus. Vous allez garder la pose tant que je serai sous ce voile, compris ?

— Oui ma sœur, fit-il, et elle faillit pouffer nerveusement.

Dans son image inversée elle le vit perdre son air de garçon crâneur, rajeunir, devenir presque enfantin, touchant. Elle le fit poser plus que nécessaire pour lui faire payer ses paroles trop précises, s’offrant en secret sa beauté. Il mentait très certainement. Comme tous ceux des Corbières frappés par ces dix morts de la Maison du Colonel qui avaient résisté jusqu’au bout, il inventait ces histoires, essayait d’accaparer un peu de la gloire de ces braves. Jean était mort avec les neuf autres parce qu’il était incapable de fuir le danger, d’abandonner ses camarades. Tous ceux qui essayaient de leur voler leur destin n’en devenaient que plus méprisables.

— C’est fini, dit-elle.

— Je pourrai en avoir une pour moi ?

— C’est quinze francs.

Il haussa les épaules, ramassa son képi.

— Je peux payer autrement, dire comment ils ont été coincés dans cette Maison du Colonel. Comment ils sont morts.

— Quinze francs, dit-elle menaçante.

6

Le vieux Maurice avait insisté pour garnir et allumer son petit poêle en fonte. Il avait scié du bois à la dimension de ce foyer étroit, en avait empilé les bûches à côté.

— Il fait froid la nuit ici. Le Cers nous frappe en plein avant de contourner Peyrepertuse. C’est du bois d’aouzine vieux de trois ans. Il y a aussi un peu d’olivier, de ceux que j’ai élagués l’an passé.

L’aouzine, c’était du chêne-vert huileux qui flambait bien. Zélie se résigna devant tant de bonne volonté, dut reconnaître qu’il ne faisait pas chaud dans le fourgon, mais elle n’avait jamais aimé qu’ils allument ce poêle et que la cheminée extérieure fume. Du coup les gens les assimilaient à des caraques enfouis dans leur verdine et les gosses venaient le leur crier à la tombée de la nuit.

— Qu’as-tu contre les gitans, se moquait Jean, pourquoi tant de fierté dédaigneuse ? Tu n’as pas de poules à voler.

— Je n’ai pas été élevée dans une roulotte, protestait-elle furieuse. Et encore moins dans une verdine.

À cette époque-là, elle ne prononçait jamais ce mot de roulotte, lui préférait celui de fourgon, mais avec la disparition de Jean elle l’utilisait parce que lui aimait ce qu’évoquait ce mot. Lorsqu’ils préparaient à Lézignan l’une des deux tournées annuelles il ne tenait plus en place, la bousculait, ne cessait d’apporter des améliorations à leur maison sur roues, aurait emporté trop d’affaires. Roumi appréciait ces voyages que Jean appelait expéditions, en souvenir de ses lectures d’enfant. Le cheval supportait tous les temps, excepté le vent, le Cers aiguisé comme un rasoir. Alors Zélie lui attachait une couverture sur le dos pour qu’elle ne glisse pas, cachait ses oreilles sous un bonnet. Quand il faisait très froid Jean faisait du vin chaud épicé et ne manquait pas d’en apporter à leur cheval. Ce dernier aimait aussi le sucre trempé dans sa tasse de café à elle, refusait celui de Jean.