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Bernard MINIER

Le Cercle

Les individus civilisés, ceux qui se cachent derrière la culture, l’art, la politique… et même la justice, c’est d’eux dont il faut se méfier. Ils portent un déguisement parfait. Mais ce sont les plus cruels. Ce sont les individus les plus dangereux sur Terre.

Michael Connelly, Le Dernier Coyote.

Prologue

Dans la tombe

Son esprit n’était qu’un cri.

Une plainte.

Dans sa tête, elle criait de désespoir, elle hurlait sa rage, sa souffrance, sa solitude… — tout ce qui, mois après mois, l’avait dépouillée de son humanité.

Elle suppliait aussi.

Pitié, pitié, pitié, pitié… laissez-moi sortir d’ici, je vous en supplie…

Dans sa tête, elle criait et elle suppliait et elle pleurait. Dans sa tête seulement : en réalité, aucun son ne sortait de sa gorge. Elle s’était réveillée quasi muette un beau matin. Muette… Elle qui avait toujours aimé s’exprimer, elle à qui les mots venaient si facilement, les mots et les rires…

Dans l’obscurité, elle changea de position pour soulager la tension de ses muscles. Elle était assise par terre, adossée au mur de pierre, à même le sol de terre battue. Elle s’y allongeait, parfois. Ou bien elle rejoignait son matelas pouilleux dans un coin. Elle passait le plus clair de son temps à dormir, couchée en chien de fusil. Quand elle se levait, elle faisait des étirements ou bien elle marchait un peu — quatre pas et retour, pas plus : son cachot mesurait deux mètres sur deux. Il y faisait agréablement chaud ; elle savait depuis longtemps qu’il devait y avoir une chaufferie de l'autre côté de la porte, à cause de la chaleur mais aussi des bruits : bourdonnements, chuintements, cliquetis. Elle ne portait aucun vêtement. Nue comme un petit animal. Depuis des mois, des années peut-être. Elle faisait ses besoins dans un seau et elle recevait deux repas par jour, sauf lorsqu’il s’absentait : elle pouvait alors passer plusieurs jours seule, sans manger ni boire, et la faim, la soif et la peur de mourir la taraudaient. Il y avait deux judas dans la porte : un tout en bas, par où passaient les repas, un autre au milieu, par où il l’observait. Même fermés, ces judas laissaient deux minces rayons lumineux trouer l’obscurité de son cachot. Ses yeux s’étaient depuis longtemps accoutumés à ces demi-ténèbres, ils distinguaient des détails sur le sol, sur les murs que nul autre qu’elle n’aurait pu voir.

Au début, elle avait exploré sa cage, guetté le moindre bruit. Elle avait cherché le moyen de s’évader, la faille dans son système, le plus petit relâchement de sa part. Puis elle avait cessé de s’en préoccuper. Il n’y avait pas de faille, il n’y avait pas d’espoir. Elle ne se souvenait plus combien de semaines, de mois s’étaient écoulés depuis son enlèvement. Depuis sa vie d’avant. Une fois par semaine environ, peut-être plus, peut-être moins, il lui ordonnait de passer le bras par le judas et lui faisait une injection intraveineuse. C’était douloureux, parce qu’il était maladroit et le liquide épais. Elle perdait connaissance presque aussitôt et, quand elle se réveillait, elle était assise dans la salle à manger, là-haut, dans le lourd fauteuil à haut dossier, les jambes et le torse attachés à son siège. Lavée, parfumée et habillée… Même ses cheveux fleuraient bon le shampooing, même sa bouche d’ordinaire pâteuse et son haleine qu’elle soupçonnait pestilentielle le reste du temps embaumaient le dentifrice et le menthol. Un feu clair pétillait dans l’âtre, des bougies étaient allumées sur la table de bois sombre qui brillait comme un lac, et un fumet délicieux s’élevait des assiettes. Il y avait toujours de la musique classique qui montait de la chaîne stéréo. Comme un animal conditionné, dès qu’elle entendait la musique, qu’elle voyait la lueur des flammes, qu’elle sentait les vêtements propres sur sa peau, elle se mettait littéralement à saliver. Il faut dire qu’avant de l’endormir et de la sortir de son cachot, il la faisait toujours jeûner pendant vingt-quatre heures.

Aux douleurs dans son ventre, cependant, elle savait qu’il avait abusé d’elle pendant son sommeil. Au début, cette pensée l’avait remplie d’horreur et elle avait vomi ses premiers vrais repas dans le seau en se réveillant dans la cave. À présent, cela ne l’atteignait plus. Parfois il ne disait rien, parfois il parlait interminablement, mais elle l’écoutait rarement : son cerveau avait perdu l’habitude de suivre une conversation. Les mots musique, symphonie, orchestre revenaient cependant comme un leitmotiv dans son discours, ainsi qu’un nom : Mahler.

Depuis combien de temps était-elle enfermée ? Il n’y avait ni jour ni nuit dans sa tombe. Car c’était de ça qu’il s’agissait : une tombe. Dont, au fond de son cœur, elle avait compris qu’elle ne sortirait jamais vivante. Tout espoir l’avait depuis longtemps désertée.

Elle se remémorait le merveilleux, le simple temps où elle était libre. La dernière fois où elle avait ri, reçu des amis, vu ses parents ; l’odeur d’un barbecue l’été, la lumière du soir dans les arbres du jardin et les yeux de son fils au coucher du soleil. Des visages, des rires, des jeux… Elle se revoyait faisant l’amour avec des hommes, un en particulier… Cette existence qu’elle avait crue banale et qui était en réalité un miracle. Combien le regret enflait en elle de ne pas l’avoir plus savourée. Elle se rendait compte que même les moments de chagrin, de douleur n’étaient rien en comparaison de cet enfer. De cette non-existence, ensevelie dans ce non-lieu. Hors du monde. Elle se doutait que quelques mètres seulement de pierre, de ciment et de terre la séparaient de la vraie vie, mais, en même temps, des centaines de portes, des kilomètres de couloirs et de grilles n’auraient pu l’en séparer davantage.

Pourtant, un jour, la vie et le monde avaient été là, tout près. Pour une raison inconnue, il avait été obligé de la déménager en urgence. Il l’avait habillée à la hâte, lui avait attaché les poignets dans le dos avec des menottes en plastique et lui avait passé un sac de toile sur la tête. Puis il lui avait fait gravir des marches et elle s’était retrouvée à l’air libre. À l’air libre… Le choc avait failli lui faire perdre la raison.

Lorsqu’elle avait senti la tiédeur du soleil sur ses bras nus et ses épaules, deviné sa lumière à travers le sac, respiré l’odeur de la terre et des champs encore humides, le parfum des fourrés en fleurs, entendu le ramdam des oiseaux au lever du soleil, elle avait été près de s’évanouir. Elle avait tellement pleuré qu’elle avait trempé la toile du sac de ses larmes et de sa morve.

Puis il l’avait couchée sur un plancher métallique et elle avait respiré une odeur de gaz d’échappement et de gasoil à travers la toile. Bien qu’elle fût incapable de crier, il lui avait fourré du coton dans la bouche et du sparadrap par-dessus, par mesure de précaution. Il avait également attaché ses poignets et ses chevilles ensemble pour éviter qu’elle ne donnât des coups de pied dans la cloison. Elle avait senti la vibration du moteur et la camionnette s’était mise à cahoter sur un sol inégal avant de rejoindre la route. Quand il avait brutalement accéléré et qu’elle avait entendu de nombreux véhicules les dépasser, elle avait compris qu’ils roulaient sur une autoroute.

Le pire avait été le péage. Elle entendait des voix, de la musique, des bruits de moteurs tout autour d'elle, tout près… juste là : derrière la cloison. Des dizaines d’êtres humains. Des femmes, des hommes, des enfants… À quelques centimètres seulement ! Elle les entendait !… Une avalanche d’émotions l’avait submergée. Ils riaient, parlaient, allaient et venaient, vivants et libres. Ils ignoraient tout de sa présence, si près d’eux, de sa mort lente, de son existence d’esclave… Elle avait secoué la tête jusqu’à la cogner contre le métal et son nez avait saigné sur le plancher graisseux.