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Il connaissait ces yeux noirs. Il avait eu à les affronter un paquet de fois par le passé. Il sourit.

— Je ne lirai rien de ce que tu as écrit. Tu as ma parole, d’accord ? Ce sont les notes dans la marge qui m’intéressent… Et uniquement elles. Je t’expliquerai, ajouta-t-il devant ses sourcils froncés.

Il considéra, satisfait, les copies annotées en rouge, les plia et les fourra dans la poche de sa veste.

Il était 13 h 30 ce jeudi et la Baleine était en train de déguster un escargot à la purée d’ail quand le ministre fit son entrée dans l’un des deux salons privés (le plus petit) de Tante Marguerite, le restaurant de la rue de Bourgogne, à deux pas de l’Assemblée nationale. Le sénateur prit le temps d’essuyer ses lèvres avant de prêter attention au nouveau venu.

— Alors ?

— Lacaze va être mis en garde à vue, annonça le ministre. Le juge va demander la levée de son immunité.

— Ça, je le sais, dit Devincourt froidement. La question, c’est : comment ça se fait que ce foutu connard de proc n’ait pas pu empêcher ça, bordel ?

— Il ne pouvait rien faire. Compte tenu des éléments du dossier, il n’était pas question pour les juges d’instruction d’agir autrement… Je n’en reviens pas : Suzanne a tout balancé à la police ! Elle leur a dit que Paul avait menti sur son emploi du temps. Je ne l’aurais jamais cru capable de…

Le ministre semblait atterré.

— Ah non ? répliqua la Baleine. Vous vous attendiez à quoi ? Cette femme a un cancer en phase terminale, elle a été trahie, bafouée, humiliée… Personnellement, j’aurais plutôt envie de la féliciter. Ce petit fumier n’a que ce qu’il mérite.

Le ministre sentit la moutarde lui monter au nez. La Baleine se tapait des putes depuis plus de quarante ans et il donnait des leçons de morale !

— Ça vous va bien de dire ça.

Le sénateur porta le verre de vin blanc à ses lèvres.

— Vous faites allusion à mes… appétits ? dit le gros homme sans se démonter. Il y a une grosse différence. Et vous savez ce que c’est ? L’amour… J’aime Catherine comme au premier jour. J’ai pour ma femme la plus profonde admiration. Le plus profond dévouement. Les putes, c’est pour l’hygiène. Et elle le sait. Cela fait plus de vingt ans que Catherine et moi n’avons pas partagé le même lit. Comment cet imbécile pouvait-il s’imaginer que Suzanne lui pardonnerait ? Une femme comme elle… si fière… Une femme de caractère. Une femme remarquable. Qu’il couche, OK. Mais tomber amoureux de cette…

Le ministre coupa court à la discussion.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il.

— Où était Lacaze ce soir-là ? Il vous l’a dit, au moins ?

— Non. Et il a refusé de le dire au juge. C’est insensé ! Il ne veut en parler à personne, il est devenu fou !

Cette fois, la Baleine leva les yeux de son assiette et considéra le ministre d’un air sincèrement surpris.

— Vous croyez qu’il l’a tuée ?

— Je ne sais plus quoi penser… Mais il a de plus en plus le profil d’un coupable. Bon Dieu, la presse va se déchaîner.

— Lâchez-le, dit la Baleine.

— Quoi ?

— Prenez vos distances. Tant qu’il est encore temps. Assurez le minimum syndical devant les médias : présomption d’innocence, indépendance de la justice… le baratin habituel. Mais affirmez aussi qu’il est aussi un justiciable comme les autres… Tout le monde comprendra. Un bouc-émissaire : il en faut toujours un, je ne vous apprends rien. Notre cher peuple fonctionne comme fonctionnaient les premières tribus d’Israël : il adore les boucs-émissaires. Lacaze sera immolé sur l’autel de la presse qui va le déchirer et s’en repaître jusqu’à plus soif. Les pères la vertu vont faire leur numéro habituel à la télévision, la foule va hurler avec les loups. Et quand elle en aura fini avec lui, ce sera le tour d’un autre. Qui sait ? Demain, ce sera peut-être vous. Ou moi… Sacrifiez-le. Maintenant.

— Il avait un avenir brillant, dit le ministre en regardant son assiette.

— R.I.P., répondit la Baleine en piquant un nouvel escargot. Vous allez regarder le match, ce soir ? Il n’y a que ça qui pourrait nous sauver : gagner une Coupe du monde. Mais autant rêver de gagner les prochaines élections…

À 15 h 15, Ziegler trouva enfin celui qu’elle cherchait. Ou plutôt elle trouva deux clients potentiels. La plupart des employés des équipes de nettoyage de Clarion étaient des femmes venues d’Afrique plus ou moins récemment. Le secteur du nettoyage industriel a toujours été pourvoyeur d’emploi pour les immigrées, le succès de ces entreprises reposant sur la flexibilité forcée d’une main-d’œuvre peu qualifiée, peu syndicalisée et donc peu à même de se défendre.

Il n’y avait que deux hommes. Instinctivement, Ziegler avait décidé de commencer par eux. D’abord, parce que le pourcentage d’hommes mis en cause par la justice était largement supérieur, même si la part des femmes augmentait. Ensuite, parce que toutes les statistiques montraient que la part des femmes était extrêmement faible lorsqu’il s’agissait de faits mettant en cause l’autorité. Enfin, les hommes étaient plus flambeurs.

Le premier était un père de famille, avec trois grands enfants. Âgé de cinquante-huit ans, il travaillait pour la société de nettoyage depuis dix ans. Auparavant, il avait travaillé pendant près de trente ans dans l’industrie automobile, mais pas au sein d’un des deux grands groupes français : dans une PME sous-traitante. Or, au cours des années 90, la pression de plus en plus grande exercée par les deux grands constructeurs nationaux sur leurs fournisseurs concernant la qualité, les délais, et surtout les coûts de production avait contraint un grand nombre de PME soit à être rachetées par des équipementiers américains, soit à faire l’objet de restructurations drastiques. L’homme avait visiblement été l’une des innombrables victimes de cette pression des deux constructeurs sur leurs fournisseurs et des plans sociaux qui en avaient résulté. Ziegler mit sa fiche de côté. Un homme aigri, mis au rebut après trente ans de bons et loyaux services et qui avait la responsabilité d’une famille. Un candidat possible… Elle passa au suivant. Beaucoup plus jeune, il était arrivé en France récemment grâce à un concours do circonstances qui l’avait sorti par miracle d’un camp de rétention de l’île de Malte, où il croupissait avec des centaines d’autres clandestins. Il vivait seul… Pas de femme, ni d’enfants… Toute sa famille était restée là-bas, au Mali… Un homme qui avait connu l’horreur d’une traversée de la Méditerranée à bord d’une embarcation de fortune avant d’être parqué dans l’île-prison. Un homme solitaire, perdu et vulnérable dans un pays étranger… Essayant de s’adapter et de se fondre dans la foule sans trop se faire remarquer. De se faire quelques amis. Exerçant probablement un travail indigne de ses qualifications. Un homme qui avait sans doute aussi une peur bleue d’être renvoyé chez lui. Elle hésita entre les deux, son regard allant d’une fiche à l’autre, jusqu’au moment où son doigt s'arrêta sur la deuxième. Lui : une cible idéale…

Il s’appelait Drissa Kanté.

Espérandieu écoutait Use Somebody des Kings of Léon dans les écouteurs de son iPhone tout en contemplant le champ de bataille étalé devant lui. Les trois frères Followill et leur cousin Matthew chantaient You know that I could use somebody / Someone like you. Vincent fredonna les paroles, puis il envoya une imprécation silencieuse à Martin. Il avait surpris les gars en train d’installer un téléviseur grand écran dans la salle de réunion et de ranger des packs de bière dans le frigo. Il était sûr que, d’ici une petite heure, les bureaux allaient se vider les uns après les autres. Il aurait aimé se joindre à la fête, mais il était coincé avec devant lui des tonnes de documents administratifs et de fax qu’il avait répartis en tas aussi minces que possible. Il y en avait des dizaines.