Выбрать главу

Les recherches concernant le passé d’Elvis Konstandin Elmaz lequel était toujours dans le coma à l’hôpital — lui avaient déjà pris toute la matinée et la moitié de l’après-midi. Il avait fait le tour des services fiscaux et consulté les fichiers de la Sécurité sociale pour tenter de reconstituer le parcours professionnel d’Elmaz — si tant est que l’Albanais eût un jour exercé une profession légale. Il avait sondé le fichier des cartes grises et des permis de conduire à la Préfecture, reconstitué le parcours marital à partir de l’état civil (incroyable : Elvis avait été marié de 2001 à 2002, mais son mariage n’avait tenu que huit mois !) et vérifié s’il existait une descendance (pas officiellement en tout cas). Il avait également sollicité la Caisse des allocations familiales et adressé une demande au ministère de la Défense pour obtenir des indications sur un éventuel parcours militaire.

Résultat : Espérandieu avait devant lui un matériau abondant mais disparate. Le pire cas de figure.

Il soupira. Dire qu’il aurait préféré être ailleurs relevait de l’euphémisme. Reconstituer le parcours de vie de Elvis Konstandin Elmaz avait quelque chose de désespérant et d’extrêmement déplaisant. Elvis avait le profil presque parfait du récidiviste effectuant des allers et retours réguliers entre la prison et le dehors. La liste de ses condamnations reflétait la personnalité violente et foncièrement rebutante du bonhomme. Trafic de stups, violences aggravées, vol, agressions sexuelles sur des jeunes femmes, séquestration et, pour finir, viol à son domicile. Comme l’avait dit Samira, c’était miracle qu’il n’ait encore tué personne… À quoi il fallait dorénavant ajouter l’organisation de combats de chiens si l’on en croyait les éléments découverts dans sa propriété au fond des bois. À la maison d’arrêt de Seysses, il avait été placé plusieurs fois en quartier disciplinaire. Pendant ses intervalles de liberté, il avait été gérant d’un sex-shop à Toulouse, rue Denfert-Rochereau, videur d’un club privé de la rue Maynard quelques centaines de mètres plus loin, serveur dans un café-restaurant de la rue Bayard à une encablure de là, fréquentant à peu près tout ce que le quartier comptait d’endroits louches. Espérandieu n’avait trouvé aucune autre trace d’activité professionnelle connue, mais un détail l’intriguait : officiellement, la « carrière » d’Elvis avait débuté à vingt-deux ans avec une première condamnation. Jusque-là, il avait été assez malin pour passer entre les gouttes, car le flic ne doutait pas qu’avec un tel CV il avait commencé bien plus tôt. Il abaissa son regard vers le dernier document, l’ouvrit en désespoir de cause et fit courir son regard las le long des pages, dans l’espoir démesuré que quelque chose dans toutes ces déclarations capte enfin son attention.

Ça, c’est quand même intéressant, se dit-il avec une petite démangeaison typique en lisant le dernier feuillet.

Il décrocha pour appeler Martin. Le nom était là, sur la page Marsac. Mais quoi de plus normal puisque Elvis avait grandi dans le coin ? Avant de commencer sa sinistre « carrière », EIvis Konstandin Elmaz avait été pion dans un collège de Marsac.

35.

Les rats

Servaz roulait parmi les collines. Les signes avant-coureurs de l’orage se multipliaient : le paysage avait changé de couleur, il était gris et métallique, le ciel s’était encore assombri et il apercevait par instants, sur l’horizon moutonnant, les flashes lointains des éclairs de chaleur. II s’arrêta un instant sur l’herbe de l'accotement, au bord de la route, au cœur de la grande forêt, pour se préparer mentalement. Appuyé contre la carrosserie, il fuma tranquillement une cigarette en regardant la longue ligne droite qui descendait la pente de la colline d’en face, puis remontait vers lui, traçant une tranchée rectiligne au milieu des bois. Il observa comment mouches et moucherons semblaient céder à l’excitation générale. Entendit au loin des chiens qui jappaient nerveusement. Chassa de la main un taon que la lourdeur ambiante exaspérait. Puis, il se remit en route. En cinq minutes, il n’avait pas vu passer la moindre voiture.

Le cœur de Servaz battait lourdement lorsqu’il descendit du Cherokee au bout de l’allée, à l’orée de la clairière. Le silence régnait depuis que le chenil avait été vidé de ses occupants. Il essaya de ne pas penser à cette euthanasie collective. Sous le ciel d'orage, la clairière n’en paraissait que plus sinistre. Il gravit les marches grinçantes de la véranda, souleva le ruban de la gendarmerie et déverrouilla la porte à l’aide d’un passe. À l’intérieur, il regarda autour de lui en enfilant une paire de gants. Les membres de l’équipe de la Division des Affaires criminelles avaient fouillé les moindres recoins, mais ils ne cherchaient rien de particulier. Avaient-ils négligé quelque chose ? Servaz contempla le chaos qui régnait. Les meubles, le sol, le coin-cuisine, la vaisselle sale dans levier, les emballages de pizzas et de hamburgers, les cendriers pleins et les bouteilles de bière vides : tout avait été abandonné en l’état, mais était à présent recouvert de poudres minérales ou organiques de différentes couleurs. Il se demanda qui allait se charger de nettoyer tout ça. Un lointain roulement de tonnerre entra par la porte ouverte et Servaz entendit les feuillages frissonner à l’extérieur.

Il commença lentement son exploration. La lumière qui traversait les fenêtres était d’un gris plombé, comme s’il se trouvait immergé au fond d’un océan, et il alluma sa lampe torche.

Il lui fallut une bonne heure pour faire le tour du rez-de-chaussée. La chambre était dans le même désordre répugnant que le salon : des sous-vêtements sales traînaient sur le lit défait en même temps que des emballages de jeux vidéo. La même odeur légère de cannabis et de décomposition flottait dans l’air. Partout, les mouches surexcitées par l’approche de l’orage vibrionnaient bruyamment. Il fouilla pareillement la salle de bains, mais ne remarqua rien de particulier, sinon des rasoirs jetables aux lames pleines de poils coupés, un gant sale, une savonnette grisâtre, une brosse à dents pleine de dentifrice sec et, en ouvrant l’armoire à pharmacie, une évidente addiction aux médicaments de toutes sortes. Le fond de la cabine de douche était vert de moisissure ; de toute évidence, Elvis ne tirait pas souvent la chasse d’eau, car une flaque d’urine et du papier hygiénique nageaient au fond de la cuvette des W-C. Servaz repassa dans l’étroit couloir ramenant au salon cuisine. Il y avait une trappe au-dessus de lui. Il alla chercher une chaise, monta dessus et attrapa la poignée. La trappe s’ouvrit, révélant une échelle métallique qu’il déplia.

Le grenier était bas, et il dut se plier pour avancer sous le toit Il était vaguement éclairé par une lucarne constituée de tuiles de verre. Elvis y avait empilé tout le rebut de plusieurs années d’existence : ordinateurs, imprimantes, vêtements qui boulochaient accrochés à des cintres sur des portants, cartons, boîtes, classeurs, aspirateurs hors d’usage, rouleaux de papier peint, consoles de jeux, cassettes VHS de films porno… Sur les lattes poussiéreuses du plancher, Servaz repéra plusieurs « pistes » de rats ou de souris. Les rats, comme les fourmis, sont des animaux routiniers ; ils ont tendance à emprunter toujours le même itinéraire — et à y laisser à la fois empreintes, urine et excréments. Au fond d’une armoire, sous des vêtements d’hiver et des après-skis, Servaz trouva d’autres boîtes métalliques. Il les tira à lui sur le plancher, s’assit, souleva le couvercle de la première et, l’espace d’une seconde, on aurait dit que le temps s’immobilisait. Un enfant jouant sur une plage en compagnie de ses parents avec un seau et une pelle… un enfant sur sa petite voiture à pédales en plastique rouge avec un volant jaune. Un enfant comme les autres… Pas encore un monstre, pas encore un salopard. Servaz était sûr qu’il s’agissait d’Elvis. À certains détails, on devinait déjà l’adulte en lui. Mais cet enfant avait le même air solaire, joueur et innocent que tous les autres enfants. Servaz se dit que les lionceaux aussi ont l’air d’adorables peluches.