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Il regagna lentement la Jeep. Le tonnerre grondait toujours au loin, mais il semblait hésiter à s’approcher. Servaz pensa à un fauve, à un tigre qui rôde aux alentours des villages et qu’on entend au fond de la jungle, le soir — un tigre qui guette le moment de passer à l’attaque. Il roula lentement jusqu’au bout de l’allée, prit à gauche au milieu de la forêt noyée d’ombres et, une fois revenu sur la longue ligne droite, la direction de Marsac.

Ziegler se souvint avec appréhension que c’était soir de match. Elle se demanda soudain si Drissa Kanté n’allait pas passer la soirée à l’Escale devant le football comme, vraisemblablement, quatre-vingts pour cent des Toulousains ce soir-là — ou pire : s’il n’allait pas ramener chez lui quelques amis pour regarder le match — mais elle le vit se lever, serrer quelques mains et partit seul.

Elle avait déjà réglé sa consommation. Elle attendit une minute avant de se lever à son tour pour traverser la place et rejoindre sa moto dans le parking, sous l’œil appréciateur des consommateur-, et des dealers.

Ils avaient traversé Marsac et ils roulaient à présent en direction du sud. Des Pyrénées. La barrière des montagnes s’étirait au loin, sous le ciel orageux, sur toute la largeur de l’horizon et par-delà les collines — tel un Himalaya européen. Ils roulaient sur les petites routes du département, traversant des villages, virage après virage, et Elias essayait de laisser de la distance entre eux sans jamais les perdre complètement de vue. Il avait branché le GPS afin d’avoir une vision des routes et des carrefours en avant et entré une destination arbitraire en tenant compte peu ou prou de la direction qu’ils prenaient. Quand il s’avéra qu’ils se dirigeaient davantage vers le sud-ouest que vers le sud, il reconfigura le GPS et entra « Tarbes » comme destination temporaire. Comme l’avait fait Servaz avant lui, il se laissait distancer lorsque l’appareil lui indiquait qu’il n’y avait aucun carrefour avant plusieurs kilomètres et accélérait pour les avoir en visuel dès qu’un embranchement approchait.

À côté de lui, Margot admirait la dextérité dont il faisait preuve tant dans sa conduite que dans sa science de la filature. Avec sa mèche qui lui mangeait la moitié de la figure et son air d’être toujours ailleurs, elle l’avait pris pour un doux rêveur au début de l’année. Mais Elias ne cessait de la surprendre. Il n’avait jamais été très disert sur sa famille, ses frères et sœurs (elle avait cru comprendre néanmoins que, à l’instar de Lucie, il en avait un grand nombre), mais elle commençait à se demander ce qui l’avait rendu aussi plein de ressources.

Plein de ressources, oui… Comme la fois où il avait sorti une clé de sa poche et ouvert une porte qu’il n’était pas censé ouvrir… Ou celle où il avait laissé ce mot dans son casier.

— Je ne sais pas comment tu as fait pour ouvrir mon casier, mais je t’interdis de recommencer, dit-elle fermement.

— Message reçu.

Mais le ton purement diplomatique indiquait qu’il recommencerait à la première occasion.

— Tu sais que tu es un drôle de type ?

— Je suppose que, dans ta bouche, c’est un compliment.

— Comment tu t’es procuré la clé de cette porte, l’autre nuit ? demanda-t-elle soudain.

Il quitta un instant la route des yeux.

— Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Toi et moi, ça fait combien de temps qu’on se connaît, qu’on bavarde ensemble ? Six mois ? Quelque chose comme ça ? Et plus je te connais, moins j’ai l’impression d'en savoir sur toi…

Il eut un sourire tordu en fixant la route et la lueur du soir qui jaillissait sous le plafond bas des nuages.

— Je pourrais te retourner le compliment.

— Tu viens d’une famille nombreuse, c’est ça ?

— Trois sœurs et un frère…

— C’est quoi, ton truc ? Tu te fais passer pour un rêveur, un type à l’ouest, plongé dans ses livres et dans ses rêves et, au final, t’es un vrai détective, un putain de James Bond ?

Cette fois, il rit franchement.

— Où t’as appris toutes ces choses, Elias ?

Le sourire disparut.

— Tu tiens vraiment à le savoir ?

— Ouaip.

Il secoua la tête.

— Non, je ne crois pas.

— Oh que si !

— J’avais neuf ans, dit-il.

Elle retint sa respiration, attendant la suite, consciente qu’il était devenu tout à coup très sérieux.

— J’appartenais à un groupe qui s’appelait « les Vigilants ». C’était mon grand frère qui l’avait formé. J’étais le plus jeune de la bande, tous les autres étaient des grands, ils avaient le même âge que lui. Notre truc, c’était d’apprendre à se démerder tout seul en toutes circonstances — à survivre. On se prenait pour des putains de Robinsons, tu vois. On allait dans la campagne, on construisait des cabanes, on se baladait partout, on observait et on apprenait. Et, pendant tout ce temps, mon grand frère m’enseignait plein de choses, comment utiliser une boussole, comment m’orienter, réparer une mobylette, siphonner de l’essence, tendre des pièges. Il me disait : « Elias, tu dois être capable de n’avoir besoin de personne, je ne serai pas toujours là pour t’aider. » Parfois, on jouait au foot ou au rugby, on faisait des jeux de piste, des chasses au trésor Les jours de pluie, on s’enfermait dans le garage d’un copain. Ses parents n’y mettaient jamais leur voiture et il y avait tout un bric à-brac de vieux fauteuils cabossés, de pièces de moteur pleine d’huile, de machins hors d’usage mais qu’ils avaient la flemme de jeter. Ils nous laissaient y faire ce qu’on voulait. Alors, on installait tout ce barda autour de nous et on imaginait qu’on était dans un bombardier survolant l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, ou bien au fond des océans à bord d’un sous-marin, ce genre de chose… Bien sûr, c’était toujours mon grand frère le chef, c’était lui le premier pilote du bombardier, le capitaine du sous-marin, le chef de l’expédition dans l’espace : il adorait donner des ordres, mon frangin.

Tout à coup, elle se vit à onze ans, dans sa chambre chez son père où elle dormait un week-end sur deux. Elle l’aimait, cette chambre, parce qu’elle pouvait s’y endormir plus tard qu’à la maison — et parce qu’il n’y avait jamais de devoirs à faire. Il était tard. En tout cas tard pour une fillette de onze ans. Son père lui avait fait la lecture de Vingt mille lieues sous les mers et, au moment où elle avait fermé les yeux, elle n’était plus dans une chambre minuscule de huit mètres carrés mais au fond des océans, à bord du Nautilus.

— C’était quel genre, ton frère ?

Elle le vit hésiter.

— C’était le genre grand frère : protecteur, sympa, chiant, génial…

— Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il est mort.

— Comment ?

— La mort la plus con de la terre. Un accident de moto et une infection à l’hôpital. Par ici la sortie. Il avait vingt-deux ans.

— C’est pas vieux, alors ?

— Non.

— D’accord, dit-elle. Fin de la discussion.

— Drissa Kanté ?