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Il se retourna. Pendant un instant, il contempla, médusé, l’apparition gainée de cuir noir, bottée et casquée qui lui faisait face au milieu du hall. Il pensa absurdement à un film de science-fiction. La visière opaque lui renvoyait sa propre image, yeux écarquillés. Puis l'apparition lui mit sous le nez un insigne qui transforma sa colonne vertébrale en circuit de réfrigérateur.

— Oui, c’est moi, répondit-il d’une voix qui lui parut terriblement coupable.

— On peut parler ?

L’apparition retira son casque et il découvrit un beau visage encadré de cheveux blonds. Mais le regard sévère posé sur lui ne le rassura pas.

— Ici ?

— Chez vous, si ça ne vous dérange pas. Vous vivez seul ? Quel étage ?

Il avala sa salive.

— Neuvième.

— Allons-y, dit Ziegler fermement en désignant les portes de l’ascenseur.

Dans la cabine aussi vétuste que le hall, il regarda droit devant lui. Sans un mot ni un regard pour sa voisine. La femme vêtue de cuir noir demeura pareillement silencieuse. Mais il sentit qu’elle ne le quittait pas des yeux. Chaque seconde qui passait le rendait plus nerveux. Il savait que cela avait un rapport avec ce qu’il avait accepté de faire récemment. Il aurait dû refuser. Il avait su dès le départ que c’était une mauvaise idée, mais il n’était déjà plus possible de reculer et il n’avait pas eu le courage de dire non.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? s’enhardit-il finalement en émergeant de l’ascenseur. Je suis pressé. Des amis m’attendent pour regarder le match.

— Vous le saurez bien assez tôt. Vous avez fait une grosse bêtise, monsieur Kanté. Une énorme bêtise. Mais tout n’est peut-être pas perdu. Je suis venue vous donner une chance de vous en sortir. La seule…

Il médita cette phrase en déverrouillant la porte de son appartement.

Une chance… Le mot résonnait dans sa tête.

Où diable allaient-ils comme ça ? Elias et Margot avaient cru un moment qu’ils se dirigeaient vers l’ouest, mais ils avaient soudain changé de cap, fonçant droit vers le sud et les Pyrénées centrales, à la limite de deux départements : la Haute-Garonne et les Hautes-Pyrénées. Ils avaient quitté la plaine et les collines et entraient à présent dans une vallée large de plusieurs kilomètres, entourée de montagnes déjà hautes bien que les sommets les plus impressionnants de la chaîne fussent devant eux, et semée de villages alignés comme les grains d’un chapelet. Margot commençait à se demander s’ils n’allaient pas finir par être repérés : cela faisait une bonne centaine de kilomètres qu’ils suivaient la Ford Fiesta.

Mais le temps orageux, de plus en plus sombre à mesure que la soirée avançait, les avantageait : rien ne ressemble plus à une paire de phares dans un rétroviseur qu’une autre paire de phares. De lourds nuages pesaient au-dessus de la vallée comme des enclumes et la lumière prenait une teinte verdâtre, à la fois insolite et inquiétante.

Margot trouvait ce paysage à la fois beau, immense, profond et hostile. Elias, lui, était entièrement absorbé par ce qui se passait devant. Ils traversèrent un village niché au confluent de deux rivières rapides, deux ponts monumentaux les franchissaient et les maisons se serraient les unes contre les autres. Elle avisa quelques drapeaux français pendus aux balcons — et aussi un drapeau portugais. Les pics abrupts vers lesquels ils se dirigeaient, au fond de la vallée, mordaient le ciel telle une mâchoire géante. Elle s’interrogeait de plus en plus sur leur destination. S’ils s’aventuraient dans ces montagnes, il leur deviendrait difficile d’échapper à la vigilance de leurs prédécesseurs. Il ne devait pas y avoir beaucoup de voitures qui circulaient là-haut par un temps pareil. Au moindre lacet, David, Sarah et Virginie découvriraient la Saab d’Elias en dessous d’eux.

— Putain, où est-ce qu’ils vont comme ça ? dit-il en écho à ses interrogations.

— Il y a encore quelques voitures sur cette route. Mais s’ils la quittent pour une encore plus petite, il va devenir impossible de les suivre sans se faire repérer.

Elias lui adressa un clin d’œil rassurant.

— Toutes les routes qui quittent cette vallée ou presque sont des culs-de-sac. S’ils s’y aventurent, on les laissera filer devant et on attendra un moment avant de les suivre. Comme ça, ils ne se méfieront pas.

Comment faisait-il pour garder son sang-froid ? Il bluffe, se dit-elle. Il est aussi mort de trouille que moi, mais il joue les durs. Elle commençait à regretter de s’être laissé entraîner là-dedans. Ma vieille, je le sens mal, ce coup-là.

L’appartement de Drissa Kanté était minuscule mais très coloré. Ziegler était presque éblouie par ce jaillissement de couleurs — rouge, jaune, orange, bleu — partout sur les murs. Étoffes, tableaux, dessins, objets… Un joyeux désordre régnait et elle avait ou du mal à se frayer un chemin jusqu’au canapé recouvert d’une toile aux motifs géométriques kaki et noirs et de coussins indigo.

Drissa Kanté s’était manifestement appliqué à faire renaître un peu de son pays dans cet espace exigu. Elle ignorait qu’avant de trouver ce logement, il avait dormi à quatre dans des chambres de dix mètres carrés et même sous une tente. Il était assis en face d’elle, sur une chaise. Il ne bougeait pas. Il la regardait, et elle lisait la peur dans son regard. Il lui avait raconté par le menu ses rencontres avec « le gros homme aux cheveux gras ». Elle l’avait écouté attentivement et en avait déduit que le gros lard était un détective. La gendarme n’était pas surprise. Ces dernières années, les officines s’étaient multipliées dans un monde où l’économie prenait de plus en plus les allures d’une guerre, et même des groupes ayant pignon sur rue n’hésitaient plus à y avoir recours. Des avocats représentant des petits porteurs dont on traquait la vie privée, des membres de Greenpeace victimes d’espionnage informatique, des personnalités politiques dont on « visitait » les appartements : le recours aux officines était devenu une pratique courante, établie, générale, malgré le boucan médiatique provoqué par les plaintes des victimes et les tentatives de certains juges pour mettre de l’ordre dans cette pétaudière.

Résultat : de plus en plus de cabinets de détectives et de sociétés de gardiennage proposaient ce genre de services à leurs clients, la plupart du temps des groupes industriels, mais pas seulement. Irène savait que ces officines recouraient également aux bons offices de certains de ses collègues peu regardants sur les moyens d’arrondir leurs fins de mois : gendarmes, militaires, anciens membres de services de renseignement, pour obtenir des infos sensibles. Drissa Kanté n’était qu’une de leurs petites mains parmi des centaines d’autres. En réalité, elle se moquait des missions que le Malien avait effectuées pour le compte de cet homme. Ce qui l’intéressait, c’était l’homme lui-même.

— Je suis désolé, dit-il. C’est tout ce que je sais à son sujet. il lui tendit le dessin qu’il venait d’effectuer. Il avait un bon coup de crayon. Cela valait tous les portraits-robots.

Elle leva les yeux vers lui. Drissa Kanté suait à grosses gouttes. La sueur traçait des sillons luisants sur sa peau sombre dans la lueur de la lampe. Ses yeux brillaient de peur et d’attente, pupilles dilatées.

— Donc, pas de nom, de pseudo, de prénom ?

— Non.

— Cette clé USB, vous l’avez toujours ?

— Non, je l’ai rendue.

— OK. Essayez de vous souvenir d’un autre détail. Un mètre quatre-vingt-dix, cent trente kilos, des cheveux bruns et gras, des lunettes noires. Quoi d’autre ?