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Il hésita.

— Il sue beaucoup. Il y a toujours des auréoles de transpiration sous ses aisselles.

Il la regarda en guettant chez elle un signe d’approbation. Elle hocha la tête pour l’encourager.

— Il boit de la bière.

— Quoi d'autre ?

Il sortit un mouchoir pour essuyer la sueur sur son visage.

— Un accent.

Elle haussa un sourcil.

— Quel genre d’accent ?

Il hésita.

— Sicilien ou italien…

Elle braqua son regard sur lui.

— Vous en êtes sûr ?

Nouvelle hésitation.

— Oui. Il parle un peu comme Mario, le pizzaïolo.

Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle inscrivit sur son calepin : SuperMario ? Sicilien ? Italien ?

— Et c’est tout ?

— Mmm.

La peur, de nouveau, dans ses yeux.

— Ça ne va pas suffire, pas vrai ?

— On verra.

Espérandieu les entendait, à présent. À deux portes de là. Ils bavardaient, riaient et faisaient des pronostics. Il entendait même la voix des commentateurs qui annonçaient la composition de l’équipe en gueulant pour couvrir le chahut des spectateurs dans le stade et le bourdonnement des vuvuzelas. Et aussi le bruit des bouteilles de bière qui s’entrechoquaient. Bon sang !

Il referma le dossier. Il finirait ce boulot demain. Ça pouvait tout de même attendre quelques heures. Il avait envie d’une bière bien fraîche et d’écouter les hymnes. C’était le moment qu’il préférait. Il allait se lever lorsque le téléphone sonna sur son bureau.

— On a le résultat de la comparaison graphologique, dit une voix.

Il se rassit. Le cahier, sur le bureau de Claire. Et les notes en marge du devoir de Margot… Il se dit qu’au moins il n’était pas le seul à travailler ce soir-là.

Servaz se gara dans la rue paisible. Toutes les fenêtres de la maison étaient éteintes. L’air chaud entrait par la vitre baissée et il charriait un parfum de fleurs. Il alluma une cigarette et attendit. Deux heures et demie plus tard, le Spider rouge passa près de lui en silence. Une lampe se mit à clignoter au sommet d’un pilier de pierre, jetant une lueur orangée sur le trottoir, et le portail s’ouvrit lentement. L’Alfa Romeo disparut à l’intérieur.

Servaz attendit que des lumières s’allument derrière les fenêtres pour descendre de voiture. Il traversa la rue déserte sans se presser, ses semelles ne produisant presque aucun bruit sur l’asphalte. Il y avait un petit portillon à côté du portail, de l’autre côté du pilier. Il abaissa la poignée et le portillon s’ouvrit en silence. Le seul bruit était celui de son sang grondant dans sa poitrine quand il remonta le sentier dallé en forme de S, entre les massifs de fleurs, le pin et le saule. À cette heure, ils n’étaient que des masses d’ombre arrêtant la lumière qui provenait des réverbères en contrebas. L’énorme pin se dressait comme un totem, comme le gardien des lieux. Servaz parvint à la terrasse surélevée et cernée par les massifs après avoir gravi trois marches en béton. Par moments, lui parvenait le son lointain d’un téléviseur quelque part dans une maison voisine. Des commentaires sportifs et la clameur d’une foule surexcitée. Le match, songea-t-il. Il sonna. Perçut l’écho d’un carillon à l’intérieur. Attendit un moment. Puis la porte s’ouvrit sans qu’il eût entendu des pas approcher, et il faillit sursauter lorsque la voix de Francis Van Acker jaillit.

— Martin ?

— Je te dérange ?

— Non. Entre.

Francis le précéda à l’intérieur. Il portait une robe de chambre en satin nouée à la taille. Servaz se demanda s’il était nu en dessous.

Il regarda autour de lui. L’intérieur ne ressemblait guère à l’extérieur. Tout était moderne. Épuré. Vide. Murs gris presque dépourvus de tableaux, sol clair, chrome, acier et bois sombre pour les rares meubles. Des rangées de spots au plafond. Des piles de livres sur les marches de l’escalier. Les baies vitrées de la véranda étaient ouvertes et les bruits du voisinage leur parvenaient — indices rassurants de normalité, de vies ordinaires, échos d’enfants qui jouent, jappements d’un chien et la même télévision que précédemment. Une soirée d’été… Par contraste, le silence et le vide qui régnaient à l’intérieur de la maison n’en paraissaient que plus pesants. Ils parlaient le langage de la solitude. Celui d’une existence tout entière tournée vers soi. Servaz comprit que personne n’était venu ici depuis longtemps. Francis Van Acker dut se rendre compte de son malaise car il alluma la télé, son coupé, et glissa un CD dans la minichaîne.

— Tu veux boire quelque chose ?

— Un café. Court, sucré. Merci.

— Assieds-toi.

Servaz se laissa tomber dans l’un des canapés du coin télé. Il reconnut le morceau qui s’éleva dans la pièce au bout de quelques secondes : Nocturne pour piano n° 7 en Ut dièse mineur. Une tension traversait cette musique, où les notes graves l’emportaient. Servaz sentit un frisson courir le long de son échine.

Francis revint avec un plateau, repoussa les livres d’art sur la table basse et posa les tasses de café devant eux. Il avança délicatement le pot à sucre en direction de Martin. Servaz constata qu’il avait été griffé entre le cou et l’épaule. Sur l’écran 16/9e de la télé, des publicités muettes défilèrent, puis il aperçut les joueurs de l’équipe de France qui rentraient sur le terrain pour la deuxième mi-temps.

— Qu’est-ce qui me vaut ta visite ?

Son hôte avait élevé la voix pour couvrir la musique.

— Tu ne peux pas baisser un peu ce truc-là ? lança Servaz.

— Ce truc, comme tu dis, ça s’appelle Chopin. Et non : je l’aime comme ça. Alors ?

— J’avais besoin d’avoir ton avis ! gueula Servaz à son tour.

Assis sur le large accoudoir, Van Acker croisa les jambes. Il porta la tasse à ses lèvres. Servaz détourna le regard de ses pieds nus et de ses mollets aussi lisses que ceux d’un cycliste. Francis le fixait d’un air songeur.

— Sur quoi ?

— L’enquête.

— Vous en êtes où ?

— Nulle part. Notre principal suspect n’est pas le bon.

— Ça va être difficile de t’aider si tu ne m’en dis pas plus.

— Disons que j’ai davantage besoin de ton avis sur un plan théorique, général, que pratique…

— Mmm. Je t’écoute.

L’image du Spider Alfa Romeo rouge jaillissant du jardin de Marianne à 3 heures du matin traversa l’esprit de Servaz. Il s'empressa de la chasser. Les notes du piano tombaient, hypnotiques, dans la pièce. Il se secoua et se força à recouvrer sa lucidité. Prit une inspiration.

— Que penses-tu d’un assassin qui essaierait de nous faire croire qu’un autre assassin, un tueur en série, est dans la région pour lui faire porter la responsabilité de ses crimes ? Il enverrait des mails à la police. Il se déguiserait en motard et parlerait volontairement avec un accent à un caissier de station-service. Il glisserait un CD dans la chaîne stéréo de sa victime. Il laisserait partout des petits cailloux, comme le Petit Poucet. Il ferait croire aussi à une sorte de… connexion privilégiée entre l’enquêteur et le meurtrier alors que ses meurtres ont un mobile bien précis.

— Comme quoi, par exemple ?

— Les mobiles habituels : la colère, la vengeance, ou bien la nécessité de faire taire quelqu’un qui vous fait chanter et menace de vous dénoncer et de ruiner votre réputation, votre carrière et votre existence.