Выбрать главу

— Pourquoi ferait-il ça ?

— Je te l’ai dit : pour nous entraîner dans une mauvaise direction. Pour qu’on croie à la culpabilité d’un autre.

Il vit une étincelle s’allumer dans les yeux de son ami. Une ombre de sourire. La musique accéléra ; les notes roulaient à présent à travers la pièce, scandées et martelées frénétiquement sur le clavier par le pianiste.

— Tu penses à quelqu’un en particulier ?

— Peut-être.

— Ce suspect qui n’est pas le bon, c’est Hugo ?

— Peu importe. Mais ce qui est intéressant, c’est que celui qui a essayé de lui faire porter le chapeau connaît très bien Marsac, ses usages, ses coulisses. C’est aussi quelqu’un qui a l’esprit littéraire.

— Vraiment ?

— Il a laissé un mot sur le bureau de Claire, dans un cahier tout neuf. Une citation de Victor Hugo, parlant d’ennemi… Pour noir, faire croire que Claire elle-même l’avait écrite. Sauf que ce n’est pas elle qui a rédigé ce mot… Ce n’est pas son écriture, le graphologue est formel.

— Intéressant. Donc, tu crois qu’il s’agit d’un professeur, d’un membre du personnel ou d’un élève, c’est ça ?

Il regarda Francis dans les yeux.

— Exact.

Van Acker se leva. Il passa derrière le comptoir, se pencha sur l’évier pour laver sa tasse, lui tournant le dos.

— Je te connais, Martin. Je connais ce ton chez toi. Tu l’avais déjà à Marsac quand tu étais proche de la solution… Tu as un autre suspect, j’en suis sûr. Vide ton sac.

— Oui… j’en ai un.

Van Acker se retourna face à lui et ouvrit un tiroir derrière le comptoir. Il semblait détendu, paisible.

— Professeur, membre du personnel ou élève ?

— Professeur.

Le bas du corps dissimulé par le comptoir, Francis le fixait toujours, l’air absent. Servaz se demanda ce que faisaient ses mains. Il se leva. S’approcha d’un des murs. Un unique tableau au centre. De grande taille. Il représentait un aigle impérial perché sur le dossier d’un fauteuil rouge. Les reflets dorés sur les plumes du fascinant oiseau le drapaient d’un manteau d’orgueil. Son bec acéré et son regard perçant posé sur Servaz exprimaient la puissance, l’absence de doute. Une très belle toile d’un réalisme saisissant.

— C’est quelqu’un qui croit ressembler à cet aigle, commenta-t-il. Orgueilleux, puissant, sûr de sa supériorité et de sa force.

Derrière lui, Van Acker bougea. Il entendit ses pas qui contournaient le comptoir. Servaz sentit la tension diffuser à travers ses épaules et son dos. Il percevait la présence de son ami quelque part dans la salle. Les battements désordonnés de son cœur étaient couverts par la musique.

— Tu en as parlé à quelqu’un ?

— Pas encore.

C’était maintenant ou jamais, il le savait. Le tableau était recouvert d’une épaisse couche de vernis, et Servaz vit le reflet de Francis se déplacer dedans, par-dessus les plumes chatoyantes de l’aigle. Non pas dans sa direction, mais latéralement. La musique ralentit et s’éteignit. Francis avait dû appuyer sur une télécommande, car il n’y eut plus que le silence.

— Si tu allais au bout de ton raisonnement, Martin ?

— Que faisais-tu avec Sarah dans les gorges ? De quoi est-ce que vous parliez ?

— Tu m’as suivi ?

— Réponds à ma question, s’il te plaît.

— Enfin, tu manques à ce point-là d'imagination ? Relis tes classiques, bon Dieu : Le Rouge et le Noir, Le Diable au corps, Lolita…

Tu vois : le prof et l’étudiante, un vrai cliché.

— Ne me prends pas pour un imbécile. Vous ne vous êtes même pas embrassés.

— Ah, tu étais si près que ça ?… Elle est venue m’annoncer que c’était fini, qu’elle arrêtait. C’était ça le but de notre petit rendez-vous nocturne. Qu’est-ce que tu fichais là, Martin ?

— Pourquoi elle te quitte ?

— Ça ne te regarde foutrement pas.

— Tu te fournis en came auprès d’un dealer surnommé « Heisenberg », dit Servaz. Depuis quand tu te drogues ?

Le silence pesa sur ses épaules. Il dura plus longtemps.

— Ça non plus, ça ne te regarde foutrement pas.

— Sauf qu’Hugo aussi a été drogué le soir du meurtre. Drogué et transporté sur place par quelqu’un qui, vraisemblablement, se trouvait au Dubliners en même temps que lui. Et qui a versé quelque chose dans son verre. C’était un peu la cohue, ce soir-là, non ? Ça ne devait pas être bien compliqué. J’ai appelé Aodhâgân. Tu étais dans ce pub le soir du match.

— Comme la moitié des professeurs et des élèves de Marsac.

— J’ai aussi trouvé une photo chez Elvis Elmaz, le gars que quelqu’un a donné à bouffer à ses chiens… Tu as dû en entendre parler. Une photo où tu as les fesses à l’air et où tu es avec une fille qui, de toute évidence, est mineure. Et je parie que c’est aussi une élève du lycée. Qu’est-ce qui se passerait si cela venait à la connaissance des autres professeurs et des parents d’élèves ?

Il crut entendre Francis attraper quelque chose, vit le reflet de son bras bouger.

— Continue.

— Claire, elle savait, n’est-ce pas ? Que tu couchais avec tes élèves… Elle avait menacé de te dénoncer.

— Non. Elle ne savait rien. En tout cas, elle ne m’en a jamais parlé.

Sur le tableau, le reflet se déplaça très lentement.

— Tu savais que Claire avait une liaison avec Hugo. Tu t’es dit qu’il ferait un coupable idéal. Jeune, brillant, jaloux, colérique — et camé…

— Camé comme sa mère, compléta Francis derrière lui.

Servaz tressaillit.

— Quoi ?

— Ne me dis pas que tu n’as rien remarqué ? Martin, Martin… Décidément, tu n’as pas changé. Toujours aussi aveugle. Marianne est devenue accro à certaines substances depuis la mort de Bokha.

Elle a un singe dans le dos, elle aussi. Et pas un petit rhésus. Plutôt un chimpanzé.

Servaz revit Marianne la nuit où ils avaient fait l’amour, son regard étrange, son comportement chaotique. Il ne devait pas se laisser distraire. C’était ce que cherchait l’homme derrière lui.

— J’ai du mal à te suivre, dit Francis, sa voix résonnant sans qu’il pût en localiser avec précision la provenance. Est-ce que j’ai cherché à faire croire que c’était Hirtmann le coupable ou bien Hugo ? Ta… théorie n’est pas très claire.

— Elvis te faisait chanter, n’est-ce pas ?

— Exact.

Un léger déplacement de nouveau dans son dos.

— Je l’ai payé. Après ça, il m’a fichu la paix.

— Tu veux vraiment que j’avale ça ?

— C’est pourtant la vérité.

— Elvis n’est pas du genre à lâcher un filon quand il en tient un.

— Sauf le jour où il a trouvé son chien de combat préféré égorgé dans sa cage avec le mot : « La prochaine fois, c’est ton tour. »

Servaz avala sa salive.

— Tu as fait ça ?

— Ai-je dit cela ? Il y a des gens très doués pour ce genre de choses — même si leurs tarifs sont un peu… excessifs. Mais ce n’est pas moi qui les ai embauchés. Une autre victime… Tu sais comme moi que Marsac est plein de gens importants — et riches. Après ça, Elvis a cessé ses activités de maître chanteur. Bon sang, Martin, la police : quel gâchis ! Tu avais tellement de talent…