— Combien ?
— Une bonne dizaine de fois, je dirais… Sans compter celles que j’ai dû louper. Je ne suis pas toujours à ma fenêtre.
Servaz était persuadé du contraire.
— Ça se passait toujours dans le jardin ?
— Je ne sais pas… Je ne crois pas, non… Une ou deux fois, il a dû sonner et ils sont restés à l’intérieur. Mais n’allez pas vous imaginer que je suis en train d’insinuer des choses.
— Quel genre de comportement avaient-ils ? Est-ce qu’ils avaient l’air d’être… intimes ?
— Comme des amants, vous voulez dire ? Non… Peut-être… Sincèrement, je ne sais pas du tout. Si vous cherchez des informations croustillantes, il va falloir vous adresser ailleurs.
— Ça durait depuis longtemps ?
Le vieillard haussa les épaules.
— Vous saviez que c’était un de ses élèves ?
Une étincelle, cette fois, dans l’œil du vieil homme.
— Non, je l’ignorais.
Il avala une gorgée de son whisky.
— Est-ce que ça ne vous paraît pas louche, un étudiant qui rend visite à sa professeur seule chez elle ? Une prof aussi belle ?
— Il ne m’appartient pas d’en juger.
— Vous parlez avec vos voisins, monsieur Winshaw ? Il y avait des rumeurs qui couraient à son sujet ?
— Des rumeurs ? Dans une ville comme Marsac ? Vous plaisantez ? À votre avis ? Je ne parle guère aux voisins : c’est Christine qui s’en charge. Elle est beaucoup plus sociable que moi, si vous voyez ce que je veux dire. Il faudrait le lui demander à elle.
— Vous étiez déjà entrés chez elle, votre femme et vous ?
— Oui. Quand elle s’est installée dans cette maison, on l’a invitée à venir prendre le café chez nous. Elle nous a rendu l’invitation, mais une seule fois, sans doute par pure politesse — car ça n’a pas été plus loin.
— Vous vous souvenez si elle collectionnait les poupées ?
— La réponse est oui. Ma femme était psychologue. Je me souviens très bien que, quand nous sommes rentrés, elle a émis une hypothèse sur le fait de trouver autant de poupées dans la maison d’une femme seule.
— Quel genre d’hypothèse ?
Winshaw le lui dit.
Au moins, la question de l’origine des poupées était-elle tranchée. Servaz n’avait plus de question. Il avisa un petit meuble où étaient posés, ouverts, une Torah, un Coran et une Bible.
— Vous vous intéressez aux religions ? demanda-t-il.
Winshaw sourit. Il but une gorgée, son œil brasillant malicieusement au-dessus du verre.
— Elles sont fascinantes, non ? Les religions, je veux dire… Comment de tels mensonges peuvent aveugler autant de gens ? Vous savez comment j’appelle ce meuble ?
Servaz haussa un sourcil.
— « Le coin des enfoirés ».
6.
Amicus Plato sed major amicus veritas
Servaz glissa une pièce dans le distributeur de boissons chaudes et pressa la touche « Café allongé sucré ». Il avait lu quelque part que, contrairement aux idées reçues, il y avait plus de caféine dans les cafés longs que dans les expressos. Le gobelet tomba de travers dans son logement, la moitié du café coula à côté et il attendit en vain le sucre et la touillette.
Il but néanmoins le fond du breuvage jusqu’à la dernière goutte.
Puis il froissa le gobelet et le jeta dans la poubelle.
Enfin, il poussa la porte.
La gendarmerie de Marsac n’avait pas de pièce dédiée aux interrogatoires. Ils avaient donc réquisitionné une petite salle de réunion, au premier étage, pour l’occasion. Servaz repéra tout de suite la fenêtre. Il fronça les sourcils. Le premier danger dans ce genre de situation était moins une tentative d’évasion qu’une tentative de suicide si le suspect se sentait acculé. Même si une tentative de défenestration depuis le premier étage lui paraissait hautement improbable, il ne voulait prendre aucun risque.
— Ferme le volet, dit-il à Vincent.
Samira avait ouvert son ordinateur portable et était en train d’entrer le PV de garde à vue en indiquant l’heure à laquelle celle-ci avait débuté. Puis elle fit pivoter la bécane vers l’endroit où le suspect allait s’asseoir, de manière à le filmer avec la webcam intégrée. Servaz se sentit une fois de plus dépassé. Ses jeunes adjoints lui faisaient sentir chaque jour à quel point le monde changeait vite et à quel point il était inadapté. Il se dit qu’un de ces quatre, Coréens ou Chinois inventeraient des robots-enquêteurs et qu’on le mettrait au rebut. Ils seraient pourvus de détecteurs de mensonges, d'analyseurs vocaux et de lasers capables de déceler la moindre inflexion de voix et le moindre mouvement oculaire. Ils seraient infaillibles et sans émotions. Mais les avocats trouveraient probablement le moyen de les interdire au cours des gardes à vue.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ? s’agaça-t-il.
À ce moment-là, la porte s’ouvrit et Bécker entra avec Hugo. Le gamin n’était pas menotté. Un bon point pour le pandore. Servaz l’observa. Il avait l’air absent. Et fatigué. Il se demanda si les gendarmes n’avaient pas tenté de l’interroger de leur côté.
— Assieds-toi, dit le capitaine.
— Il a vu un avocat ?
Bécker eut un geste de dénégation.
— Il n’a pas prononcé un mot depuis le début de sa garde à vue.
— Mais vous lui avez bien précisé qu’il avait le droit d’en voir un ?
Le gendarme le foudroya du regard et lui tendit un feuillet dactylographié sans daigner répondre. Servaz lut : « Ne demande pas d’avocat. » Il s’assit à la table, face au gamin. Bécker alla se placer près de la porte. Servaz songea que, la mère d’Hugo étant déjà au courant, il n’avait besoin de prévenir personne, conformément aux règles de la garde à vue, lesquelles étaient les mêmes pour un adolescent de dix-sept ans que pour un majeur.
— Vous vous appelez Hugo Bokhanowsky, commença-t-il, vous êtes né le 20 juillet 1992 à Marsac.
Pas de réaction. Servaz lut la ligne suivante. Et sursauta.
— Vous êtes en deuxième année de classe préparatoire littéraire au lycée de Marsac…
Il aurait dix-huit ans dans un mois. Et il était déjà en khâgne. Un garçon très intelligent… Il n’était pas dans la même classe que Margot — qui était en première année — mais ils étaient néanmoins dans le même bahut. Il y avait par conséquent de fortes chances pour que Margot ait eu Claire Diemar comme prof. Il se promit de lui poser la question.
— Vous voulez un café ?
Pas de réaction. Servaz se tourna vers Vincent.
— Va lui chercher un café et un verre d’eau.
Espérandieu se leva. Servaz scruta le jeune homme. Il gardait les yeux baissés, les mains coincées entre ses genoux serrés, là où un trou de son jean laissait voir ses jambes bronzées, en un geste de défense évident.
Il est mort de trouille.
Mince, une belle gueule qui devait plaire aux filles, des cheveux coupés si courts qu’ils formaient un duvet clair et soyeux sur son crâne rond, lequel brillait dans la lumière des néons. Une barbe de trois jours. Il portait un tee-shirt avec une inscription en anglais faisant référence à une université américaine.
— Tu as bien conscience que toutes les apparences sont contre toi ? On t’a trouvé dans la maison de Claire Diemar alors qu’elle a été victime d’une agression d’une extrême barbarie dans la soirée. D’après le rapport que j’ai sous les yeux, tu étais à l’évidence sous l’emprise de l’alcool et de la drogue à ce moment-là.