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Servaz vit le reflet réapparaître et faire un pas vers lui dans le vernis du tableau, puis s’arrêter. L’adrénaline giclait dans ses veines, un mélange de panique et d’excitation. Il avait l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine.

— Tu te rappelles cette nouvelle ? La première que tu m’aies fait lire, elle s’intitulait L’Œuf. C’était… c’était absolument merveilleux… (Une vibration, un tremblement authentique dans sa voix.) Un joyau. Il y avait tout dans ces pages… TOUT. La tendresse, la délicatesse, la férocité, l’irrévérence, la vitalité, le style, l’excès, l’intellectualité, l’émotion, la gravité et la légèreté. On aurait dit un texte écrit par un auteur au sommet de son art et tu n’avais que vingt ans ! Je les ai gardées, ces pages. Pas question de les jeter. Mais je n’ai jamais eu le courage de les relire. Je me rappelle que j'ai chialé en les lisant, Martin. Je te jure : j’ai chialé dans mon lit, tes feuillets tremblants dans mes mains, et j’ai hurlé de jalousie, j’ai maudit Dieu parce que c’était toi, ce petit connard naïf et sentimental, qu’il avait choisi… Un peu comme toutes ces conneries sur Mozart et Salieri, tu vois ? Toi, avec ton air gentiment ahuri, tu avais tout : tu avais le don et tu avais Marianne. Dieu est un bel enfoiré quand il s’y met, tu ne trouves pas ? Il sait appuyer là où ça fait mal. Alors, oui, je n’ai eu de cesse de te prendre Marianne — puisque je savais que je ne pourrai jamais avoir ton foutu don. Et je savais comment m’y prendre avec elle… C’était facile… Tu as tout fait pour qu’on te la prenne.

Servaz avait l’impression que la pièce tournait autour de lui, qu’un poing serrait sa poitrine à la faire exploser. Il devait à tout prix garder le contrôle — ce n’était pas le moment de céder à l’émotion. C’était exactement ce que Francis attendait.

— Martin… Martin… dit Francis derrière lui — et son ton doucereux, triste et irrévocable le fit soudain frissonner.

Au fond de sa poche, son mobile bourdonna. Pas maintenant ! Le reflet bougea encore une fois derrière lui. Dans sa poche, le vibreur insistait… Il plongea la main dans sa veste, en sortit l’appareil, répondit en surveillant toujours le reflet du coin de l’œil.

— Servaz !

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda Vincent d’une voix inquiète.

Il avait perçu la tension dans celle de son chef.

— Rien. Je t’écoute.

— On a le résultat de la comparaison graphologique.

— Et… ?

— Si les notes sur la copie de Margot sont bien de lui, ce n’est pas Francis Van Acker qui a écrit dans ce cahier.

Garés au bord de la route, Margot et Elias regardaient celle, plus petite, par laquelle Sarah, David et Virginie avaient disparu. Elle s’élançait de l’autre côté de la chaussée et grimpait aussitôt. Un panneau indiquait : « Barrage de Néouvielle, 7 km » Margot entendait la rivière couler tout près d’elle, dans l’ombre en contrebas de la route, par la fenêtre ouverte.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle.

— On attend.

— Combien de temps ?

Il consulta sa montre.

— Cinq minutes.

— Cette route est un cul-de-sac ?

— Non. Elle mène à une autre vallée en franchissant un col à 1 800 mètres d’altitude. Avant ça, elle passe sur le barrage de Néouvielle et longe le lac du même nom.

— On peut les perdre…

— C’est un risque à courir.

— Tu as cru que c’était moi.

Le constat était formulé sans émotion. Servaz regardait la bouteille dans la main de Francis. Le liquide ambré. Du whisky. C’était un beau carafon en verre. Lourd… Avait-il eu l’intention de s’en servir ? Dans l’autre main, Francis tenait un verre. Il le remplit à moitié. Sa main trembla. Le regard de Van Acker enveloppa ensuite Servaz. Douloureux et méprisant.

— Va-t’en d’ici.

Servaz ne bougea pas.

— Fous le camp, je te dis. Tire-toi ! Pourquoi est-ce que je suis surpris ? Après tout, tu n’es qu’un flic.

Exact, songea-t-il. Exact, je suis un flic. Il se dirigea vers la porte d’un pas pesant. Au moment de poser la main sur la poignée, il se retourna. Francis Van Acker ne le regardait pas. Il buvait son whisky en fixant un point sur le mur qu’il était seul à voir. Et il avait l’air immensément seul.

38.

Le lac

Un miroir. Les nuages, le soleil couchant et les crêtes dentelées se reflétaient dedans. Margot croyait entendre des sons : un carillon, une cloche grave, des bris de verre, alors que ce n’était que des jeux de lumière. Les flots léchaient les rives escarpées dans le clair-obscur du soir.

Elias coupa le moteur et ils descendirent.

Aussitôt, Margot sentit son centre de gravité tomber vers ses genoux et le vertige siphonner ses forces : de l’autre côté de la route, elle avait entrevu l’à-pic vertigineux qui les suspendait entre ciel et terre.

— On appelle ça un barrage-voûte, dit Elias sans s’apercevoir de son trouble. Celui-ci est le plus grand des Pyrénées. Il fait cent dix mètres de haut et le lac de retenue à côté de toi soixante-sept millions de mètres cubes.

Il alluma une cigarette. Elle évita de regarder vers le vide abyssal au-delà d’Elias pour se concentrer sur le lac. De ce côté-ci, la surface était à moins de quatre mètres du bord.

— La pression est colossale, dit Elias en suivant son regard. Elle est repoussée vers les rives par un effet d’arcs-boutants, tu sais : comme dans les cathédrales.

La route, beaucoup trop étroite au goût de Margot, épousait la courbe du barrage puis rejoignait l’autre rive. Le soir était plein des grondements du tonnerre, mais il ne pleuvait toujours pas. Un vent léger hérissait cependant la surface du lac et faisait frissonner les aiguilles des pins tout autour. Là où il n’y avait pas de bois, c’était une succession de plateaux herbeux traversés par des ruisseaux et d’amoncellements rocheux. Puis venaient les versants abrupts de la montagne.

— Regarde. Là.

Il lui tendit ses jumelles. Elle suivit la route des yeux, qui s’élevait pour contourner le lac en le surplombant d’une dizaine de mètres. Un parking. Vers le milieu de la retenue. Il y avait plusieurs voitures garées et même un mini-van. Margot reconnut la Ford Fiesta.

— Qu’est-ce qu’ils font là ?

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir, dit-il en remontant au volant.

— Comment on fait pour s’approcher sans qu’ils nous entendent ?

Il montra le bout du barrage.

— On trouve un endroit où planquer la voiture et on finit à pied. En espérant qu’ils n’aient pas terminé avant qu’on y arrive. Mais ça m’étonnerait. Ils n’ont pas fait tout ce chemin pour rien.

— Comment on va arriver jusqu’à eux ? Tu connais cet endroit ?

— Non, mais on a encore deux bonnes heures de jour devant nous.

Il mit le contact et ils roulèrent en seconde jusqu’à l’extrémité du barrage. Il y avait un premier parking avec un plan, à l’entrée, abrité sous un petit toit en dosses de sapin, mais aucun moyen de planquer la voiture. Ils la laissèrent là et s’approchèrent du plan. Différents sentiers s’offraient aux randonneurs : trois partaient du second parking, celui où était garée la Ford Fiesta, et une sente reliait les deux parkings entre eux, longeant plus ou moins la rive et la route. Elias posa le doigt dessus et Margot hocha la tête. À cette heure-là et par ce temps, ils ne risquaient pas de tomber sur des touristes. D’ailleurs, hormis la Saab d’Elias, le parking était désert.