Выбрать главу

— Éteins ton téléphone, dit Elias en extrayant le sien de sa poche.

La température chutait rapidement. Ils se mirent en marche sur le sentier pierreux, au milieu des pins qui bruissaient sinistrement dans la brise. Elle percevait également le chuintement des flots en contrebas. L’air du soir embaumait la résine, les fleurs de montagne, dont les taches plus claires trouaient la pénombre, et l’odeur légèrement croupie de la grande retenue d’eau.

Le chemin de terre et de pierraille s’élevait, surplombant la route qui elle-même surplombait le lac. Elle supposa qu’à un moment donné il allait redescendre pour rejoindre le deuxième parking. Le ciel virait au gris et au violet. La montagne n’était plus qu’une masse noire et ce qu’Elias avait appelé « le jour » de moins en moins lumineux. Ils avaient beau tenter d’avoir le pied léger, leurs semelles écrasant les cailloux n’en produisaient pas moins un bruit assurément inquiétant aux oreilles de Margot. Car, autour d’eux, tout était silence.

Ils avaient parcouru environ cinq cents mètres — estimation très approximative, elle devait en convenir — lorsque Elias l’arrêta d’un geste et lui montra un endroit un peu plus loin. Margot porta son regard vers la rive escarpée à deux cents mètres de là.

Elle formait une pente abrupte qui dévalait depuis la route jusqu’à la surface des eaux, environ dix mètres en contrebas. La partie haute, cependant, celle qui bordait la route, était presque horizontale et la pente ne s’accentuait que quelques mètres plus loin, formant un épaulement rocheux hérissé d’arbustes, de taillis et de pins. C’est là qu’elle les vit. Le Cercle… Elle aurait dû y penser plus tôt. Si simple. Trop simple. La réponse était là, sous leurs yeux. Elle échangea un regard avec Elias et ils s’accroupirent au bord du chemin, dans les pelouses et les bruyères, tandis qu’il lui passait ses jumelles.

Ils se tenaient par la main et ils fermaient les yeux. Margot les compta. Ils étaient neuf. L’un d’eux était assis dans un fauteuil roulant. Elle nota aussi qu’un autre se tenait debout, mais dans une position étrange, tordue, comme si ses jambes n’étaient pas tout à fait dans le même axe que son torse, comme s’il était l’une de ces images-puzzles reconstituées à partir de plusieurs personnes différentes, mais dont chaque fragment est légèrement déboîté. Elle remarqua alors les tiges brillantes sur le sol, à ses pieds : des béquilles.

Ils avaient formé le cercle sur la partie la plus plane du terrain qui s’étendait entre la route et le ravin. Mais ceux qui constituaient la section la plus proche du lac avaient les talons presque au-dessus de l’abîme, et la masse sombre de l’eau juste dans leurs dos.

Margot rendit les jumelles à Elias et le regarda dans l’ombre.

— Tu savais, dit-elle. Tu m’as laissé ce mot : « Je crois que j’ai trouvé le Cercle. » Tu connaissais son existence…

Il répondit sans cesser de regarder dans les jumelles.

— Du bluff. Tout ce que j’avais, c’était une carte avec cet endroit marqué d’une croix.

— Une carte ? Et où tu as trouvé une carte ?

— Dans la chambre de David.

— Tu t’es introduit dans la chambre de David ? !

Il ne répondit pas cette fois.

— Alors, tu savais où on allait depuis le début…

Il lui renvoya un petit sourire amusé et elle sentit la colère la gagner. Puis il se déplia lentement.

— Viens. On y va…

— Où ça ?

— Essayons de nous rapprocher… De comprendre un peu ce qui se passe ici.

Pas une bonne idée, songea-t-elle. Pas une bonne idée du tout. Mais elle n’avait pas le choix. Et elle le suivit à travers les inégalités du terrain, les rochers et les pins, tandis que le soir continuait de descendre.

David sentait les larmes ruisseler sur ses joues, paupières closes. La brise du soir les séchait au fur et à mesure. Il serrait fortement les mains de Virginie et de Sarah. Sarah et Virginie qui donnaient pareillement la main à leurs voisins. Alex avait posé ses deux cannes anglaises à ses pieds, tout comme Sofiane. Maud était assise dans son fauteuil roulant pliable ; il avait fallu la rouler sur la route depuis le parking et le van — une cinquantaine de mètres, pas plus — puis la porter sur quelques mètres, fauteuil plié. Tous tendaient les bras vers leurs voisins.

Le Cercle était reformé. Comme chaque année. À la même date : 17 juin. Une date gravée dans leur chair. Dix. C’était leur nombre. Un compte rond. Comme le Cercle. Dix survivants pour dix-sept victimes. Le 17 juin. Dieu, le hasard ou le destin en avaient voulu ainsi.

Les yeux fermés, ils laissaient les souvenirs les envahir, remonter à la surface. Ils revoyaient cette nuit de printemps où ils avaient cessé d’être des enfants pour devenir une famille. Revivaient le choc énorme, l’impact cataclysmique, le bruit assourdissant du métal tordu, des vitres explosant en myriades d’éclats de verre, des sièges arrachés à leurs fixations, du toit et des cloisons écrasés comme une canette dans un poing géant. Ils revoyaient la nuit et la terre basculant soudain, s’enroulant l’une autour de l’autre, les pins trop fragiles arrachés, déracinés, décapités au passage, les rochers aux arêtes tranchantes déchirant la tôle, les corps projetés dans tous les sens comme des cosmonautes en apesanteur. Revoyaient la lueur des phares devenue folle qui illuminait ce tourbillon dément de flashes improbables, de lueurs de panique, dans une esthétique absurde. Ils entendaient les hurlements de leurs camarades et ceux des adultes. Puis les sirènes, les cris, les appels. Les pales de l’hélicoptère au-dessus d’eux. Les pompiers qui étaient arrivés au bout de vingt minutes. À ce moment-là, l’autocar était encore suspendu à dix mètres au-dessus de la surface du lac, à quelques mètres seulement de l’endroit où ils se tenaient, momentanément retenu à mi-pente par quelques arbustes dérisoires et des troncs d’arbres trop minces.

Ils revoyaient l’instant où les derniers arbres avaient cédé dans un craquement sinistre et où le bus avait glissé, avec un crissement d’agonie, vers le lac. Où, au milieu des hurlements de ceux qui se trouvaient encore prisonniers à l’intérieur, il avait sombré dans les eaux noires, bientôt illuminées par l’un de ses phares qui avait continué de briller pendant des heures au fond de l’eau.

On avait voulu les évacuer, mais ils avaient tous refusé, ensemble déjà ; à l’unisson, ils avaient tenu tête aux adultes, assistant de loin aux opérations de secours, aux vaines tentatives, jusqu’à ce que les corps de leurs petits camarades noyés qui n’étaient pas restés coincés sous les tôles remontent à la surface et se mettent à flotter dans l’eau irisée par la lumière du phare unique, brillant comme un œil de cyclope au fond du lac. Un, puis deux, puis trois, puis une bonne douzaine de petits corps remontant comme des ballons, quand, alors, quelqu’un avait crié : « Virez-moi ces gosses de là, bordel de merde ! » Cela s’était passé un soir de juin, un soir qui aurait dû symboliser la liberté retrouvée, la fin de l’année scolaire, le début des vacances : la période la plus excitante de l’année.

C’était dans le service de psychologie de l’hôpital de Pau, où ils avaient passé une partie de l’été à se reconstruire, que le Cercle était né. C’était là, bien qu’évidemment ils n’en eussent pas encore conscience, que le processus avait été enclenché. L’idée leur était venue naturellement, spontanément, sans qu’il y eût besoin de se concerter. Ils avaient compris, instinctivement là encore, sans qu’il fût nul besoin de paroles, qu’on ne pourrait plus jamais les séparer. Que le lien par lequel le destin les avait réunis était bien plus fort que ceux du sang, de l’amitié ou de l’amour. C’était la mort qui les unissait. Elle les avait épargnés et elle les avait désignés les uns aux autres. Ils avaient compris cette nuit-là qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ils en avaient eu la preuve. Les adultes ne sont pas fiables.