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[ ?]

[J’ai quelque chose à te dire]

[Pas envie]

[S’il te plaît]

[Qu’est-ce que tu veux ?]

[Te le dirai là-bas]

[Peut pas attendre ?]

[Non. Important. Je sais que je t’ai blessé. Je te le demande comme à un ami]

Pas de réponse. Elle pianota de nouveau.

[Elias ?]

[OK]

Elle se leva, fila au lavabo se rafraîchir, glissa un chewing-gum dans sa bouche puis sortit. Il n’était pas là quand elle atteignit le bas des marches et elle commençait à se demander s’il allait venir quand il apparut enfin, le visage fermé.

— Qu’est-ce que tu veux ? dit-il.

Elle se demanda par où commencer, essayant de trouver quelque chose de pertinent à dire, puis, tout à coup, elle sut. Elle s’approcha de lui, très près, et posa ses lèvres sur les siennes. Il ne répondit pas à son baiser. Au contraire, elle le sentit se raidir, froid comme le marbre, mais elle le prolongea jusqu’à ce qu’il se dégèle, la prenne dans ses bras et y réponde enfin.

— Pardon, murmura-t-elle.

Elle avait posé sa main sur sa nuque et elle le regardait au fond des yeux quand son BlackBerry bourdonna dans la poche de son short. Elle l’ignora, mais l’appareil insistait. Elias s’écarta le premier.

— Excuse-moi, lui dit-elle.

Elle regarda l’écran. Son père… Merde ! Elle était sûre que si elle ne répondait pas, il allait rappliquer ou envoyer Samira.

— Papa ?

— Je te réveille ?

— Euh… non.

— OK. J’arrive.

— Maintenant ?

— Tu avais quelque chose d’important à me dire… Désolé, ma puce, mais je ne pouvais pas me libérer avant. II… il s’est passé certaines choses cette nuit.

À qui le dis-tu.

— Je suis là dans cinq minutes, ajouta-t-il.

Il ne lui laissa pas le temps de répondre. Il avait raccroché.

David avait toujours considéré la mort comme une amie. Une complice. Une confidente. Elle l’accompagnait depuis si longtemps. Contrairement à la plupart des gens, non seulement il ne la craignait pas, mais il l’envisageait parfois comme une possible épouse. Épouser la mort… Une formule romantique, lourdement romantique même, on aurait dit du Novalis ou du Mishima, mais l’idée lui plaisait. Il savait que le mal dont il souffrait portait un nom. Dépression. Un mot qui faisait presque aussi peur que cancer. Et qu’il le devait à son père, à son frère aîné. À cette graine noire qu’ils avaient plantée très tôt dans son cerveau en lui faisant comprendre jour après jour, année après année, qu’il était le raté de la famille, le vilain petit canard. Même le plus incapable des psys aurait été à même de lire dans son enfance comme dans un livre ouvert. Un père distant et autoritaire qui régnait sur plusieurs dizaines de milliers d’employés, et dont n’importe quel visiteur pouvait sentir l’aura ; un grand frère héritier modèle qui avait choisi très tôt le camp du père et multipliait les humiliations à son endroit ; un petit frère qui s’était accidentellement noyé dans la piscine familiale alors que David en avait la charge, une mère obsédée d’elle-même, enfermée dans son petit univers intérieur.

Papa Freud aurait pu écrire un livre entier sur sa famille. Du reste, entre quatorze et dix-sept ans, sa mère lui avait fait rencontrer tous les praticiens de la région — mais la dépression n’avait pas disparu pour autant, il y avait des moments où, pourtant, il parvenait à la tenir à distance, où elle n’était qu’une ombre vague et menaçante dans une après-midi ensoleillée, où il pouvait rire pour de vrai et même se sentir gai, et d’autres où les ténèbres fondaient sur lui, comme en ce moment, et où il redoutait le jour où elles ne relâcheraient plus leur étreinte.

Oui, la mort était une option… La seule, il le savait, qui pût le débarrasser de cette ombre.

Surtout si elle servait à sortir de prison le seul frère qu’il ait jamais eu. Hugo… Hugo qui lui avait montré combien son père était peu digne d’admiration et combien son frère de sang était un crétin. Hugo qui lui avait fait comprendre qu’il n’avait rien à leur envier, que faire du fric était un talent somme toute banal — et infiniment plus ordinaire en tout cas que d’être un nouveau Basquiat ou un autre Radiguet. Cela n’avait pas suffi, bien sûr. Mais cela avait aidé. Quand Hugo était dans les parages, David sentait la mélancolie desserrer son étreinte. Toutefois, le séjour d’Hugo en prison lui avait fait prendre conscience d’un fait que, jusqu’alors, il avait préféré ignorer : Hugo ne serait pas toujours là. Un jour ou l’autre, il s’en irait. Et ce jour-là, la dépression reviendrait au triple galop, plus avide, plus affamée, plus cruelle qu’elle ne l’avait jamais été. Ce jour-là, elle le dévorerait tout entier et recracherait son âme vide comme un petit tas d’os nettoyés par un charognard. Il pouvait déjà la deviner, tournoyant avec impatience au-dessus de lui, attendant l’heure. Il n’avait pas le moindre doute : la victoire lui était acquise. Jamais il ne s’en débarrasserait. Elle aurait le dernier mot. Alors pourquoi attendre ?

Allongé sur son lit chiffonné, les mains croisées derrière la nuque, il regardait le poster de Kurt Cobain épinglé au mur en pensant à ce flic, le père de Margot. Dommages collatéraux, comme disent les héros dans les séries B. Ce policier serait un dommage collatéral… En se désignant lui-même comme le coupable et en entraînant ce flic dans sa mort, il innocenterait définitivement Hugo. L’idée lui paraissait de plus en plus séduisante. Encore fallait-il réussir à l’atteindre.

41.

Doppelgänger

Dans les fourrés, il bougea un peu, fit quelques exercices d’étirement. Puis il déboucha le thermos de café, déposa — comme l’avait fait Samira à quelques centaines de mètres de là — un comprimé de Modafinil sur sa langue et le fit passer avec une gorgée d’arabica. Il avait ajouté un peu de Red Bull. Le goût qui en résultait était étrange, mais, avec ça, il était aussi réveillé, malgré l’heure avancée, que le Vésuve le 24 août de l’an 79.

Et il pouvait tenir encore de nombreuses heures.

C’était intéressant la vue qu’on avait d’ici. Sur cette colline. Les bâtiments du lycée avaient beau être distants de plusieurs centaines de mètres, avec ses jumelles de vision nocturne, il pouvait observer tout ce qui s’y passait. Il avait reconnu le commandant. Les autres personnes lui étaient inconnues. II avait repéré la jeune fliquette tapie dans les buissons, derrière le lycée, et son collègue assis dans la voiture. Ce dernier ne cherchait d’ailleurs pas à se cacher. Hirtmann avait tout de suite compris que Martin l’avait placé là pour le dissuader, lui, d’approcher. Et cette idée lui plut. Il lui plaisait que Martin l’eût toujours à l’esprit.

Martin… Martin…

Il s’était attaché à ce policier. Depuis le jour de sa première visite à l’institut Wargnier, quand il avait fait ces remarques pleines d’esprit sur Mahler. Ce jour-là, il avait neigé abondamment et le paysage était blanc derrière sa fenêtre. Le froid de décembre pesait sur les formidables murailles de pierre de l’institut, et sur cette foutue vallée inhospitalière. Élisabeth Ferney était venue le prévenir qu’il allait recevoir de la visite : un flic venu de Toulouse, une gendarmette et un juge. C’était son ADN qu’ils avaient trouvé là-haut, dans cette centrale hydro-électrique, sur la scène de crime. L’ADN d’un homme enfermé dans le centre psychiatrique le plus sécurisé d’Europe ! Il avait souri en songeant à leur perplexité et à leur désarroi. Ce n’était cependant ni l’un ni l’autre qu’il avait lus sur les traits de ce flic, lorsqu’il était entré dans sa cellule. Le Suisse n’avait pas oublié ce moment. En les attendant, il s’occupait comme il pouvait, l’esprit absorbé par le premier mouvement de la 4e Symphonie lorsque le Dr Xavier avait introduit les visiteurs. C’était la première fois qu’il voyait Martin. La façon dont celui-ci avait tressailli en reconnaissant la musique ne lui avait pas échappé. Puis, pour sa plus grande surprise et sa plus grande joie, Martin avait prononcé un nom : « Mahler ». Hirtmann n’en était pas revenu. Et la joie avait explosé dans son cœur quand il avait compris, en l’écoutant et en l'observant, avec une bouffée d’émotion qu’il avait eu du mal à dissimuler, qu’il avait devant lui son döppelgänger, son âme sœur — un double qui aurait choisi le chemin de la lumière et non celui de l’obscurité. Vivre, c’est choisir, n’est-ce pas ? Une seule rencontre avait suffi à Hirtmann pour comprendre que Martin lui ressemblait beaucoup plus qu’il ne le croyait. Il aurait aimé le convaincre de leurs affinités électives, mais c’était déjà bien que Martin pensât souvent à lui. Il avait deviné un homme qui, comme lui, détestait la vulgarité des loisirs modernes, la stupidité consumériste des générations actuelles, la pauvreté de leurs centres d’intérêt et de leurs goûts, la platitude de leurs idées, leurs comportements moutonniers et leur incurable philistinisme. Un homme seul, aussi. Oh oui, ils se comprenaient, tous les deux. Même si Martin avait sans doute du mal à l’admettre. Ils étaient aussi proches que pourraient l’être deux vrais jumeaux séparés à la naissance.