Выбрать главу

Depuis lors, Hirtmann ne pouvait tout simplement pas s’empêcher de penser à Martin. À Alexandra, son ex-épouse, à Margot, sa fille. Il s’était renseigné. Et, petit à petit, c’était comme si la famille de Martin était devenue la sienne. Il s’était glissé dans sa vie, à son insu, et il était là, jamais très loin. C’était encore mieux que de regarder une émission de télé-réalité dont on aurait choisi la famille. Hirtmann ne s’en lassait pas. Il avait conscience de vivre par procuration, mais Martin et lui étaient tellement proches. C’était un autre lui-même qu’il contemplait — sans le côté obscur.

Il reporta son attention sur le lycée. Ils étaient tous en train de remonter en voiture. Lui-même avait garé son véhicule à cinq cents mètres, dans la forêt. Si quelqu’un s’en approchait, il déclencherait aussitôt l’alarme ultrasensible et Hirtmann en serait averti.

Un bonnet noir passé sur ses cheveux courts teints en blond, il promena l’objectif de ses jumelles sur la façade des dortoirs tout en caressant sa barbiche sombre de sa main libre. Les fenêtres étaient éteintes, sauf celle de Margot. Il distingua soudain Martin dans la chambre de sa fille, qui lui parlait avec animation. Être le témoin à l’improviste de cette petite scène familiale le combla d’un bonheur et d’une émotion qui le surprirent lui-même. Bon sang, tu n’es quand même pas en train de tomber amoureux ? Hirtmann n’avait jamais été attiré par les hommes, si peu que ce fût. Il était tout aussi impensable de l’imaginer renonçant à son hétérosexualité que d’imaginer Jean-Paul II renonçant au catholicisme. Mais quelque chose qui ressemblait curieusement et de manière assez lointaine à un sentiment amoureux était né à l’endroit de ce flic lettré et solitaire. Aussi bien, tapi au fond des bois, ne put-il s’empêcher de sourire à cette idée.

42.

Le lac-2

Il se gara au bord de la route, à la limite de la propriété, et il attendit l’heure légale. Le jour se levait avec une patience qui lui faisait défaut. Il fuma cigarette sur cigarette et, quand il tendit la main devant lui, il vit qu’elle tremblait comme une feuille de saule trempant dans une rivière. Cette image lui rappela la phrase qu’ils avaient tous apprise en cours de philo.

On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve.

Jamais, se dit-il, il n’avait connu phrase plus appropriée. Il se demanda s’il avait aimé autrefois une fille qui n’existait pas. Il regarda la silhouette de la maison derrière les arbres, de l’autre côté de la clôture, et la douleur revint. Il ouvrit la portière, jeta la cigarette et descendit.

Il longea la clôture jusqu’au portail, le franchit et se mit en marche sur le gravier de l’allée. Ses semelles l’écrasaient bruyamment dans le silence de l’aube. De toute façon, elle ne dormait pas. Il le sut en voyant la porte d’entrée ouverte, en haut du perron. 6 heures du matin, pas un chat alentour et la porte était grande ouverte. Pour lui… Elle avait dû le voir ou l’entendre arriver. Il se demanda si elle se levait tôt ou si elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il aurait parié pour la seconde explication. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi ? L’air était toujours aussi lourd, le ciel aussi menaçant. Mais le soleil poignait à l’est, sous le plafond gris des nuages, et il étirait de grandes ombres à travers tout le jardin, dont la sienne. Il gravit les marches. Sans se presser.

— Je suis là, Martin.

La voix venait de la terrasse. Il traversa les pièces, une par une. Sa silhouette découpée dans la lumière. Elle lui tournait le dos. Il émergea à l’air libre. Le lac était immobile dans son écrin de verdure. Il reflétait le rideau des arbres de l’autre rive et le ciel avec la précision d’un miroir. Un calme impressionnant. Celui des premiers matins du monde. Même l’herbe sur la pente était plus verte dans cette lumière pure.

— Tu as trouvé les réponses que tu cherchais ?

La question était posée d’un ton distancié, presque indifférent.

— Pas encore. Mais j’approche.

Elle se retourna lentement et le fixa. Un visage pâle et harassé. Yeux rouges et joues creusées, cheveux secs. Il tenta de lire un message dans ses yeux mais il n’y avait rien. La douleur était là, cependant ; cette femme n’était pas la Marianne qu’il avait aimée, pas même la Marianne à qui il avait fait l’amour récemment.

— Ils vont libérer Hugo, dit-il.

Une lueur d’espoir.

— Quand ?

— Le juge des libertés va statuer ce matin. Il sera dehors d’ici demain.

Elle hocha la tête en silence. Il comprit qu’elle ne voulait pas s’emballer, qu’elle attendait de serrer son fils dans ses bras.

— J’ai parlé avec Francis. Hier soir.

— Je sais.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

Elle planta son regard dans le sien. Un regard profond, vert et changeant comme la forêt en face. Son expression était impassible, mais pas sa voix.

— Te dire quoi ? Que je suis une camée ? Tu pensais vraiment que j’allais te raconter tout ça rien que parce qu’on a tiré un coup ?

L’expression lui fit mal. Tout comme le ton employé.

— Que t’a dit Francis, exactement ?

— Que… que tu avais commencé à te droguer à la mort de Bokha.

— Faux.

Il lui jeta un regard interrogateur.