Выбрать главу

— Il semble que Francis ait eu peur de t’avouer l’entière vérité, on dirait. Peut-être craignait-il ta réaction… Francis n’est pas quelqu’un de très courageux.

— Quelle vérité ?

— J’ai touché à la drogue pour la première fois à l’âge de quinze ans, dit-elle. Dans une fête.

Il sursauta. Quinze ans… À ce moment-là, Marianne et lui se connaissaient déjà, même s’ils n’étaient pas encore ensemble.

— J’ai toujours considéré comme un miracle que tu ne te sois rendu compte de rien, ajouta-t-elle. Combien de fois j’ai eu peur que tu l’apprennes, que quelqu’un te le dise, à l’époque…

— J’étais trop jeune et trop naïf, je suppose.

— Oh ça oui, tu l’étais. Mais il y a autre chose : tu étais amoureux. Comment aurais-tu réagi si tu l’avais su ?

— Et toi, tu l’étais ? demanda-t-il sans répondre.

Elle le fusilla du regard et, pendant un instant, il retrouva la Marianne d’autrefois.

— Je t’interdis d’en douter.

Il inclina la tête, tristement.

— La drogue, comprit-il soudain. Francis t’en fournissait déjà en ce temps-là. Comment… comment ai-je pu être aussi aveugle ? Ne rien voir… pendant tout ce temps qu’on était ensemble…

Elle s’approcha de lui, son visage si près qu’il distinguait chacune des petites rides apparues autour de sa bouche et de ses yeux au fil du temps, chaque motif du dessin complexe de ses iris. Elle les plissa, le sonda.

— Alors, c’est ce que tu crois ? Que je t’ai quitté rien que pour ça ? Pour de la… came ? C’est ça, l’opinion que tu as de moi ?

Il vit la flamme noire dans ses yeux. La colère. La rage. La rancœur. La fierté… Et, tout à coup, il eut honte de lui. De ce qu’il était en train de faire.

— Espèce d’idiot ! Je t’ai dit la vérité, l’autre nuit : Francis était là pour m’écouter et toi tu étais perdu, loin, ailleurs. Hanté par ta culpabilité, tes souvenirs, ton passé. Être avec toi, c’était vivre avec les fantômes de tes parents, avec tes angoisses, avec tes cauchemars. Je n’y arrivais plus, Martin. Il y avait en toi tellement d’ombre, et si peu de lumière à la fin… C’était juste au-dessus de mes forces… J’ai essayé, oh oui, Dieu sait que j’ai essayé… Et puis, Francis a été là au moment où j’en avais le plus besoin… Il m’a aidée à me détacher de toi…

— Et il te fournissait en came.

— Oui…

— Il t’a manipulée, Marianne. Tu l’as dit toi-même : c’est son seul véritable talent. Manipuler les gens. Il s’est servi de toi. Contre moi.

Elle releva la tête. La dureté défigurait ses traits.

— Je sais. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai voulu lui faire mal à mon tour, et je connaissais sa faiblesse : son orgueil. Alors, je l’ai plaqué. Je l’ai laissé tomber en lui faisait comprendre qu’il n’avait jamais compté, qu’il n’était rien.

Sa voix avait quelque chose d’infiniment las, de brisé, une culpabilité qui remontait loin dans le passé.

— Et puis, Mathieu est arrivé. C’est lui qui m’a aidée à m’en sortir. Il ne savait rien de tout ça. Il me regardait comme si j’étais pure, irréprochable. Bokha a réussi ce qu’aucun de vous deux n’a été capable de faire. Il m’a sauvée…

— Comment aurais-je pu te sauver de quelque chose dont j’ignorais l’existence ? plaida-t-il.

Elle éluda sa remarque. Elle tourna la tête vers le lac et il admira son profil.

— Il y a longtemps que tu as…

— Rechuté ? Après la mort de Matthieu… On est dans une ville où il y a presque autant d’étudiants que d’habitants. Ça n’a pas été très difficile de trouver un fournisseur.

— « Heisenberg », tu connais ?

Elle acquiesça.

— Margot m’a parlé de quelque chose, enchaîna-t-il parce qu’il ne supportait plus de parler de ça. Une scène à laquelle elle a assisté dans la montagne, cette nuit. Le lac de Néouvielle, ça te dit quelque chose ?

Il vit le regard de Marianne changer. Il lui raconta ce que lui avait décrit sa fille.

Il lut une perplexité et une surprise croissantes dans son regard à mesure qu’il parlait.

— Hier, on était le 17 juin, répondit-elle quand il eut terminé. 17 juin 2004, ajouta-t-elle.

Il attendit la suite.

— Un accident de bus… Ça a fait la une des journaux de la région. Tu devrais t’en souvenir…

Oui, il se souvenait vaguement de quelque chose. Une info emportée au milieu du flot des autres infos. Catastrophes, massacres, guerres, accidents, tueries… Un accident de bus. Ni le premier ni le dernier. Celui-là avait fait un grand nombre de victimes, parmi lesquelles des enfants.

— Dix-sept enfants tués. Et deux adultes : un professeur et un pompier, dit-elle. Le chauffeur a perdu le contrôle du car, il a quitté la route et sombré dans le lac. Mais avant ça, il est resté immobilisé pendant deux heures à mi-pente et plusieurs enfants ont pu être sauvés.

Il la regarda.

— Comment se fait-il que tu t’en souviennes aussi bien ?

— Hugo était dans ce bus.

— David, Sarah et Virginie, tu les connais ? demanda-t-il.

Elle fit signe que oui.

— Ce sont les meilleurs amis d’Hugo. Ils l’ont suivi en khâgne. Des jeunes gens brillants. Ils étaient dans le bus, eux aussi, cette nuit-là.

Servaz la dévisagea.

— Tu veux dire qu’ils ont échappé à l’accident, comme Hugo ?

— Oui. Ils ont tous été traumatisés, tu t’en doutes. Je me souviens quand on a récupéré nos enfants. C’était affreux. Ils avaient assisté à la mort de leurs camarades. Des gosses qui avaient entre onze et treize ans…

— Ils ont été soignés pour ça ?

— Ils ont aussi fait l’objet d’un suivi psychologique. Plusieurs d’entre eux étaient grièvement blessés. Certains ont gardé des handicaps. (Elle s’interrompit, prit le temps de la réflexion.) Ils étaient déjà proches avant. Mais j’ai eu l’impression que cela les avait rapprochés encore davantage. Ils sont comme les doigts de la main aujourd’hui…

Elle hésita.

— Si tu veux plus d’informations, tu n’as qu’à consulter la gazette locale, La République de Marsac. Elle a fait ses choux gras avec cette histoire : tous les enfants venaient du même collège de la ville.

Il la fixa. Il se sentait triste et vide. Elle croisa son regard.

— Je t’avais prévenu, Martin : toutes les personnes à qui je m’attache finissent mal.

Il hésita à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis le début, depuis qu’il était entré. La question dont il appréhendait tant la réponse. Mais il avait trop besoin de savoir.

— Francis, que faisait-il ici, l’autre nuit ?

Il la vit tressaillir.

— Tu m’espionnes ?

— Non, c’est lui que j’espionnais — parce que c’est lui que je soupçonnais.

— Francis vient de se faire plaquer par sa petite amie, une étudiante de Marsac, cette Sarah dont tu as parlé. Ce n’est pas la première fois que… qu’il couche avec une de ses élèves. Ni qu’il vient pleurer sur mon épaule. Étrange, non : quand Francis a besoin de se confier à quelqu’un, c’est moi qu’il vient voir. C’est quelqu’un de très seul. Comme toi, Martin… Tu crois que c’est à cause de moi ? demanda-t-elle soudain. (Elle eut un geste bizarre de la main.) Je me suis souvent posé la question : qu’est-ce que je vous fais ? Qu’est-ce que je fais aux hommes de ma vie, Martin, que les autres femmes ne font pas ? Pourquoi faut-il que je les brise de cette façon ?