Выбрать главу

Elle fut secouée par un sanglot, mais il ne vit aucune larme et ses yeux demeuraient secs.

— Tu n’as pas brisé Bokha, dit-il.

Elle le regarda.

— Il a été heureux avec toi, tu me l’as dit.

Elle hocha la tête, les yeux fermés, un pli amer déformant sa bouche.

— Tu crois que j’en suis capable ? De rendre un homme heureux ? Et d’arrêter ? Définitivement ?

Ils se regardèrent. C’était un de ces moments où la balance peut pencher d’un côté comme de l’autre. Elle pouvait lui pardonner — tout ce qu’il avait dit, pensé, cru… Ou bien le rejeter à jamais hors de sa vie. Et lui, que voulait-il ?

— Serre-moi fort, dit-elle. J’en ai besoin. Maintenant.

Il le fit. Il l’aurait fait, même si elle ne le lui avait pas demandé.

Il regarda le lac par-dessus son épaule, la lumière du matin. C’était toujours le matin qu’il préférait : son moment favori de la journée. Un héron se tenait très droit près de la rive, sur un gros morceau de bois flottant à la surface de l’eau. Elle le serra à son tour et il se sentit submergé par son étreinte, par la chaleur qui l’inonda.

— Tu as toujours été là, Martin. Dans mon esprit… Même avec Bokha, tu étais là… Tu ne m’as jamais quittée. Tu te rappelles : « JMNS » ?

Oui. Il se rappelait. « Jusqu’à ce que la Mort Nous Sépare »… Ils se disaient toujours au revoir avec ces quatre lettres. La voix et le souffle dans son oreille, sa bouche tout près. Il se demanda si c’était vrai, s’il pouvait lui faire confiance. Il décida que oui. Il en avait assez du soupçon, de la méfiance, d’un métier qui déteignait sur chaque aspect de sa vie. Ce fut simple et évident cette fois. Ni hésitation ni besoin de satisfaire l’autre. Rien qu’un accord majeur.

Depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour de cette façon ? Il sentit que c’était la même chose pour elle : ils revenaient de loin, tous les deux — et il comprit qu’ils désiraient faire au moins un bout de route ensemble. Croire en un avenir. Sur le lac, l’oiseau poussa un long cri solitaire. Servaz tourna la tête juste à temps pour le voir s’élever vers le ciel orageux dans un grand battement d’ailes.

Vendredi

43.

Le lac-3

Il fit un rêve dans lequel il mourait. Il était étendu sur le sol, la tête tournée vers le ciel, dans le soleil, et des milliers d’oiseaux noirs passaient tout là-haut en criant pendant qu’il se vidait de son sang. Puis une silhouette apparaissait dans son champ de vision et baissait la tête pour le regarder. Malgré la perruque grotesque et les grosses lunettes, il n’avait pas le moindre doute sur son identité. Il se réveilla en sursaut, la tête encore pleine de cris d’oiseaux. Il entendit du bruit au rez-de-chaussée, et il sentit l’odeur du café.

Quelle heure était-il ? Il se rua sur son téléphone. Quatre appels manqués… Le même numéro. Il avait dormi pendant plus d’une heure. Il appela.

— Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? dit Espérandieu.

— J’arrive, répondit-il. On file à La République de Marsac. C'est un journal local. Trouve leur numéro et appelle-les. Dis-leur qu’il nous faut tout sur l’accident de bus survenu le 17 juin 2004 au lac de Néouvielle.

— C’est quoi, cette histoire de lac ? Tu as du nouveau ?

— Je t’expliquerai.

Il coupa la communication. Marianne entrait dans la chambre avec un plateau. Il but le jus d’orange et le café noir d’un trait, se jeta sur la tartine beurrée.

— Tu reviendras ? demanda-t-elle soudain.

Il la regarda en s’essuyant les lèvres.

— Tu le sais déjà, dit-il.

— Oui. Je crois que oui.

Elle souriait. Ses yeux aussi. Ses yeux si profonds et si verts.

— Hugo bientôt libéré, toi ici… Tous les malentendus levés entre nous… Il y a longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi bien, dit-elle. Je veux dire… aussi heureuse.

Elle avait hésité à prononcer le mot — comme si nommer le bonheur pouvait le faire fuir.

— C’est vrai ?

— En tout cas, je n’ai jamais été aussi près de l’être, rectifia-t-elle.

Il prit une douche. Pour la première fois depuis le début de l’enquête, il sentait moins la fatigue qu’un regain d’énergie et l’envie de foncer, de renverser des montagnes. Il se demanda comme Margot si cette histoire d’accident était importante et, instinctivement, il sut que oui.

Quand il fut prêt à partir, il prit Marianne dans ses bras et elle se laissa aller contre lui sans résistance. Malgré tout, il ne put s’empêcher de se demander si elle avait pris quelque chose depuis hier soir. Comme si elle devinait ses pensées, elle rejeta sa tête en arrière, ses bras passés autour de la taille de Servaz presque aussi grande que lui.

— Martin…

— Oui ?

— Tu m’aideras ?

Il la regarda.

— Tu m’aideras à me débarrasser du singe ?

Il fit oui de la tête.

— Oui. Je t’aiderai, dit-il.

Bokha y était parvenu. Pourquoi pas lui ? C’était d’amour qu’elle avait besoin. La seule came de substitution… Il se souvint de ses paroles, quelques heures plus tôt : « Tu as toujours été là. Tu ne m’as jamais quittée. »

— Tu me le promets ?

— Oui. Oui, je te le promets.

La République de Marsac n’avait pas encore numérisé toutes ses archives, loin s’en fallait. Seules les deux dernières années étaient sur CD. Tout le reste — et par conséquent l’année 2004 — était conservé dans des boîtiers à microfiches empilés dans une armoire en bois au fond d’un couloir.

— Eh ben, dit Espérandieu en contemplant le chantier.

— 2004, la voilà, dit Servaz en désignant une pile de trois boîtes en plastique. Ça n’en fait pas tant que ça. Où est-ce qu'on peut trouver un lecteur ? demanda-t-il à la secrétaire.

Ladite secrétaire les conduisit dans une pièce sans fenêtre au fond du sous-sol. Un néon anémique clignota et le lecteur de microfiches apparut : une grosse machine encombrante qui, à en juger par la couche de poussière, ne servait pas tous les jours. Servaz retroussa ses manches et s’approcha du monstre. Il connaissait peu ou prou le maniement de cet engin, mais, quand Espérandieu voulut régler la définition sur l’écran en manipulant la lentille en dessous, celle-ci se décrocha et tomba sur le plateau à microfiches.

Il leur fallut un bon quart d’heure pour remettre la lentille en place. Heureusement, elle était intacte.

Après quoi, ils ouvrirent les boîtiers de microfiches et cherchèrent celle qui correspondait au 18 juin 2004, le lendemain de l’accident. Bingo. Dès la première vue, le titre et l’article clamaient :

ACCIDENT DE BUS MORTEL DANS LES PYRÉNÉES

Dix-sept enfants et deux adultes ont trouvé la mort cette nuit vers 23 h 15 au lac de Néouvielle dans un accident d’autocar. Selon les premières informations, le véhicule aurait quitté la route dans un virage, se serait couché et serait resté coincé sur la pente entre la route et le lac pendant plusieurs minutes avant de poursuivre sa chute et de sombrer dans les eaux du lac sous les yeux impuissants des secours. Une dizaine d’enfants, ainsi que trois adultes, ont pu être sauvés par ces mêmes secours arrivés sur zone très rapidement. La cause de l’accident n’est pas encore connue. Les victimes étaient toutes élèves d’un collège de Marsac. Elles se rendaient en excursion à l’occasion d’un voyage de fin d’année.