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— Ça n’a pas traîné, dit Pujol au bout du fil. Le chauffeur du bus, Joachim Campos, il était dans le FPR.

Le Fichier des Personnes Recherchées. Servaz sentit la décharge d’adrénaline dans son sang.

— Pour quelle raison ?

— Disparition inquiétante. Le 19 juin 2008.

Son cœur se mit à battre à coups redoublés. Le chef des pompiers avait été balancé dans la flotte en juin 2005, l’année après le drame. Le chauffeur du bus avait disparu en 2008. Claire Diemar venait de mourir noyée dans sa baignoire en juin 2010… Combien d’autres victimes ? Une par an ? Toujours au mois de juin ? Un détail ne cadrait pas avec le reste : Elvis. Il n’entrait pas dans le schéma. Il avait été victime de ce qu’il fallait bien appeler une tentative de meurtre quelques jours seulement après Claire.

Celui qui était derrière tout ça avait-il décidé d’accélérer le mouvement ? Pour quelle raison ? Était-ce l’enquête de la PJ qui l’avait incité à augmenter la cadence ? Peut-être qu’il avait pris peur à ce moment-là. Peut-être bien qu’il avait réalisé qu’Elvis, d’une manière ou d’une autre, pouvait les mener jusqu’à lui…

— Appelle l’hôpital, lança Servaz. Demande-leur s’il y a une chance qu’Elvis sorte du coma, qu’on puisse l’interroger.

— Pas la moindre, répondit immédiatement son adjoint. Il vient de mourir de ses blessures. L’hôpital a téléphoné il y a quelques minutes.

Servaz jura. Ils jouaient de malchance. Pourtant, ils étaient tout près du but, il en était convaincu.

— Dans l’affaire du Pont-Neuf, le pompier balancé dans la Garonne par des SDF : trouve-moi le nom du témoin, dit-il à Pujol.

Il referma l’appareil et se tourna vers Espérandieu assis au volant.

— On rentre à Toulouse. Et on passe au crible le dossier de ce type : Campos.

— J’en peux plus.

Sarah regarda David. Sa voix paraissait prête à se briser, aussi fragile et tremblante qu’une toile d’araignée durcie par le givre. Elle se demanda s’il était déjà défoncé ou s’il s’agissait d’autre chose. Elle connaissait l’étendue de sa dépression. Elle se disait souvent que, si l’accident avait été l’élément déclencheur qui avait permis à l’ange noir qui squattait la psyché de David de déployer ses ailes, il était déjà là bien avant. Tapi quelque part. Elle connaissait l’épisode du petit frère noyé dans la piscine, celui dont on lui avait confié la garde alors qu’il n’avait que neuf ans. Elle savait aussi ce que son salopard de père et son salopard de frère lui avaient fait. Hugo et elle en avaient parlé souvent. Hugo disait que David était pareil à un canard sans tête. Hugo aimait énormément David. Mais David aimait encore plus Hugo. Il y avait entre eux un lien plus que fraternel. Un lien qu’elle ne parvenait pas à expliquer. Un lien encore plus fort, plus profond que celui qui les unissait tous.

Sarah faisait partie de ceux qui, les premiers, avaient réussi à sortir par les fenêtres de l’autocar, alors que celui-ci était couché sur la pente, encore retenu par quelques arbres. C’était le jeune professeur mort qui l’avait aidée à passer par la fenêtre ; elle se souvenait encore de sa gêne et de ses excuses bredouillées quand il avait posé ses mains sur les fesses de Sarah pour l’éjecter dehors d’une poussée — avant de retourner tenter de sauver un de ses petits camarades coincé sous un siège dans une zone difficile d’accès. Car le bus n’était plus qu’un amas de ferrailles martyrisées, tordues. Bizarrement, elle se souvenait parfaitement du visage rond et des lunettes tout aussi rondes de ce jeune professeur (ils le méprisaient tous, en classe, parce qu’il n’arrivait pas à se faire respecter ; en cours, il était la cible des quolibets, et Hugo le caricaturait à merveille), mais elle n’arrivait pas à se rappeler son nom. Pourtant, c’était à lui que Sarah devait la vie, tout comme David, tout comme plusieurs membres du Cercle… Il avait fini au fond de l’eau, avec les autres victimes… En revanche, elle s’était toujours souvenu du nom de cette jolie prof débutante que tous les élèves adoraient et dont la plupart des garçons étaient amoureux. Cette jolie salope de prof qui avait fui la première, sans se retourner, à quatre pattes, en hurlant comme une hystérique et en abandonnant les enfants à leur sort. Sourde à leurs appels au secours. Claire Diemar. Aucun d’entre eux ne l’avait oubliée. Quelle n’avait pas été leur surprise quand ils l’avaient retrouvée en prépa à Marsac : Hugo, David, Virginie et elle. Ils se rappelaient sa pâleur et sa gêne quand elle avait fait l’appel et reconnu leurs noms.

Tout comme Sarah s’était souvenu, tout au long de ces années, de ce pion au prénom marrant et à la dégaine de jeune voyou : Elvis Elmaz. Elvis qui les incitait à fumer en cachette alors qu’ils n’avaient que douze ans. Elvis qui leur passait son walkman et leur faisait écouter du rock. Elvis qui expliquait aux garçons comment s’y prendre avec les filles et qui la pelotait en douce parce que, à douze ans, elle en paraissait seize, mais qui pouvait aussi entrer dans des colères noires et proférer des menaces sinistres. « Je vais te trancher la bite et te la fourrer dans la bouche, sale petit con », avait-il dit un jour à Hugo pour un motif qu’elle avait oublié. Ils l’admiraient et ils le craignaient en même temps. Ils auraient aimé lui ressembler. Jusqu’à cette nuit où ils avaient découvert que leur demi-dieu était un lâche.

Et le chef des pompiers non plus, ils ne l’avaient pas oublié. Il avait interdit à ses hommes d’entrer dans le bus, au motif qu’il menaçait de verser dans le lac d’un instant à l’autre — mais presque tous avaient enfreint la consigne et l’un d’entre eux y avait laissé la vie. C’était grâce à ces pompiers désobéissants aussi qu’ils étaient dix à former le Cercle, et non pas deux ou trois. El puis, il y avait le chauffeur qui, non content d’avoir perdu le contrôle de son véhicule parce qu’il faisait plus attention à Claire Diemar qu’à la route, avait été aussi l’un des premiers à déguerpir. La seule personne qu’il avait secourue avait été précisément cette sale conne. Sans doute parce qu’elle était jolie, tout comme lui était plutôt bel homme et beau parleur, et parce qu’ils avaient un peu flirté, avec discrétion, pendant le trajet.

— Comment s’appelait-il, ce prof ? demanda-t-elle avant de coller sa bouche à l’extrémité du bong et d’aspirer la fumée refroidie, puis de l’inhaler d’un coup.

David lui lança un regard vitreux. Il avait l’air complètement stone.

— Celui avec les lunettes ? dit Virginie. Celui qui nous a sauvés ? La Grenouille…

— Non, ça, c’était son surnom. Personne ne se souvient de son prénom ?

— Maxime, dit David d’une voix pâteuse en prenant l’instrument que Sarah lui tendait. Il s’appelait Maxime Dubreuil.

Oui. Elle s’en souvenait à présent. Maxime, qui faisait semblant de ne pas entendre les pets, les sifflets et les rires dans son dos pendant qu’il faisait cours. Maxime qui remontait tout le temps ses lunettes sur son nez quand il parlait. Maxime qui avait un œil mort et qui s’était un jour fâché tout rouge en gueulant : « Qui a fait ça ? » quand quelqu’un avait écrit sur le tableau : DUBREUIL N’A QU’UN ŒIL. Maxime Dubreuil. Un héros… Son corps avait été repêché avec les autres, le lendemain, quand la grue avait sorti le bus de l’eau, avant d’être rendu à sa famille. Sarah se rappelait sa mère en pleurs aux obsèques, une petite femme fragile à la crinière blanche comme un nuage de barbe à papa. Elle tremblait comme un oiseau.

Est-ce que Maxime aurait approuvé ce qu’ils avaient fait ensuite ? Certainement pas. Pourquoi avait-elle de plus en plus la sensation qu’ils s’étaient fourvoyés ? Pourquoi avait-elle l’impression qu’ils étaient devenus pires que ceux qui les avaient abandonnés à leur sort ?