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Une théorie de petits poissons lui passa devant le nez, accrochant des reflets argentés.

Il y avait quelque chose un peu plus loin, au milieu des algues et de la vase… Probablement un appareil électroménager balancé depuis le rivage : la pente indiquait qu’ils s’en rapprochaient. De même que le nombre grandissant des détritus. Il battit des palmes pour se propulser jusque-là. Maintenant, il pouvait voir le reflet pâle d’une vitre et celui d’un objet métallique entre les algues. Son cœur s’accéléra. Un mélange d’excitation et d’appréhension. Il se força à expirer lentement, malgré l’impatience et la curiosité. Deux coups de palmes et il la vit. La Mercedes grise de Joachim Campos… Presque intacte malgré la rouille qui la rongeait. La moitié de la plaque d’immatriculation avait disparu sous la corrosion, mais il restait un X, un Y, un double O et les chiffres du département 65 clairement identifiables.

Il y avait quelque chose à l’intérieur.

Derrière le volant.

Il la voyait à travers le pare-brise recouvert d’une mince pellicule verte et translucide.

Pâle.

Immobile.

Regardant droit devant.

La silhouette de l’ancien chauffeur de bus.

Il sentit que son sang s’agitait beaucoup trop, que la pompe s’emballait, qu’il respirait trop vite. Il contourna le véhicule en se contorsionnant et s’approcha maladroitement de la portière côté conducteur.

Il tendit le bras pour actionner la poignée, s’attendant à ce qu’elle soit bloquée, mais, contre toute attente, la portière s’ouvrit avec un grincement étouffé par l’eau. Il n’y avait cependant pas assez de place pour l’ouvrir en grand ; les roues étaient enfoncées dans le sol et le bas de la portière frottait contre le relief du fond.

Servaz se pencha à l’intérieur, par l’entrebâillement, et éclaira la forme au volant.

Toujours à sa place, maintenue par ce qui restait de la ceinture de sécurité. Dans le cas contraire, au bout de quelques jours, les gaz auraient gonflé le cadavre qui serait remonté à l’intérieur de la voiture et aurait flotté contre le plafond. Le faisceau de la lampe révéla des détails que Servaz aurait préféré ignorer : l’immersion prolongée avait transformé les graisses du corps en adipocire, ou « gras de cadavre » — une substance qui évoquait du savon au toucher et Joachim ressemblait à une statue de cire parfaitement conservée. C’était ce processus de saponification qui avait stoppé la décomposition et l’avait gardé en l’état pendant tout ce temps. Le cuir chevelu avait été détruit et c’était une tête chauve et cireuse que Servaz avait devant lui, émergeant de ce qui restait du col de la chemise. L’épiderme des mains dépassant des manches en lambeaux s’était également détaché comme deux gants de peau bien nets — une évolution elle aussi typique chez les cadavres en immersion. Les yeux avaient disparu, remplacés par deux orbites noires. Servaz se fit la réflexion que la voiture avait en partie protégé le cadavre des prédateurs. Il respirait de plus en plus vite. Il avait déjà contemplé des cadavres, mais pas par dix mètres de fond sous un lac, emprisonné dans un scaphandre. L’eau était de plus en plus froide. Il frissonna. L’obscurité grandissante, la bulle de lumière, et maintenant ce corps… Le dioxyde de carbone avait du mal à s’évacuer, infectant son cerveau, et il s’essoufflait.

Puis Servaz aperçut le trou près de la tempe. Le projectile avait traversé la joue près de l’oreille gauche. Servaz l’examina. Un coup tiré à bout touchant.

Tout à coup, quelque chose d’incroyable se passa. Le cadavre a bougé ! Servaz sentit la panique le submerger. De nouveau, les lambeaux de chemise du torse remuèrent et il recula vivement. Sa tête alla heurter le châssis métallique. Il sentit qu’il avait accroché quelque chose avec son détendeur et, l’espace d’un instant, il fut terrifié à l’idée de ne plus avoir d’air. Il émit un nuage de bulles paniquées. Sous le choc, il lâcha la torche qui descendit tout doucement vers le plancher de la voiture, entre les jambes du mort, capturant le cadavre, le tableau de bord et le plafond dans son tourbillon lumineux.

Au même instant, un minuscule poisson émergea de ce qui restait de la chemise et s’enfuit en nageant. Les oreilles de Servaz bourdonnaient, il manquait d’air, le sang battait à ses tempes. Il se rendit compte qu’il avait oublié de consulter son nanomètre. Il tendit le bras à l’intérieur, récupéra la torche entre les pédales et les chaussures du mort et l’agita dans tous les sens pour appeler au secours.

Où était Ziegler ?

Il n’avait pas le courage d’attendre. En quelques coups de palmes affolés, il se rua vers la surface. Quelques mètres à peine et il se retrouva pris dans un enchevêtrement de racines blanches et tentaculaires.

Sentit quelque chose lui agripper la jambe. Il se débattit furieusement pour se libérer, quand un autre morceau de bois heurta violemment son masque. Étourdi par le choc, il essaya de passer à gauche, puis à droite, mais, de nouveau, il se cogna dans des racines dures et rigides. Il y en avait partout ! Il était prisonnier de cet écheveau qu’il avait aperçu de loin, à quelques mètres à peine de la surface ! Sa torche avait dû tomber en panne car il ne voyait plus qu’une grisaille un peu plus claire vers le haut, très noire en dessous, et le lacis inextricable et sombre des racines autour de lui. Il sentit qu’il perdait les pédales, qu’il n’était plus capable de réfléchir. Il n’avait pas le courage de rebrousser chemin ni de redescendre. Il lui fallait à tout prix trouver une issue vers le haut.

Maintenant !

Soudain, l’embout de son détendeur fut arraché de sa bouche. Il tâtonna, terrifié, le retrouva, tira dessus — mais le détendeur restait coincé entre des branches ou des racines ! Il colla sa bouche autour, aspira l’oxygène avec avidité. Il se débattit une nouvelle fois et le détendeur lui échappa de nouveau. Quelque chose clochait… Le détendeur était toujours relié à sa bouteille. Comment pouvait-il être coincé entre les racines ? Il l’approcha de sa bouche, respira à nouveau, tenta désespérément de le libérer en l’agitant. Rien à faire… La panique l’aveuglait. Il entendait le crépitement des bulles autour de lui, symptôme de son affolement.

Il ne voulait pas rester une minute de plus dans cette eau, pris au piège. Il défit les sangles de sa bouteille. Se débattit pour se libérer de son harnachement. Aspira une dernière fois à fond dans le détendeur.

Puis il empoigna les racines, les secouant en tous sens, mais, il manquait de force dans l’eau. Il donna des coups de palmes, tira, s’arc-bouta. Poussa sur ses jambes. Un craquement sourd. Il se força un chemin vers le haut, à l’aveugle, se glissa dans un trou de souris, monta encore… se cogna… secoua… rampa… se débattit… se cogna… se libéra… monta… monta… monta…

La pluie vint par l’ouest. Comme une armée s’abat sur un territoire. Après que son avant-garde eut annoncé son arrivée à grands coups de rafales de vent et d’éclairs, elle déferla sur les bois et les routes. Pas une simple pluie. Un déluge dégringolant du ciel. Elle balaya les toits et les rues de Marsac, fit rapidement déborder les caniveaux et fouetta la pierre des vieilles façades avant de poursuivre sa route à travers la campagne. Elle noya les collines qui disparurent sous ce lourd linceul liquide et hérissa la surface du lac lorsque la tête de Servaz creva le matelas de bois mort et de détritus qui flottait entre les racines, près de la rive.