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— Écoutez. Je ne crois pas que le moment soit bien choisi pour…

— Comment savez-vous que le lieutenant Espérandieu est mon adjoint ?

Le bruit du moteur, le battement des essuie-glaces et le tambourinement de la pluie sur le toit de la voiture pour toute réponse.

— Où est-ce que nous allons, David ? demanda-t-il.

47.

Sortie

La nuit du 18 au 19 juin fut l’une des plus agitées de l’année, il y eut des rafales de vent à 160 kilomètres-heure, des arbres déracinés, des caves inondées et un nombre impressionnant d’impacts de foudre dans la campagne autour de Marsac. Les pompiers multiplièrent les sorties et une bourrasque emporta la toiture en tôle d’un magasin de bricolage. La nuit du 18 au 19 juin fut aussi l’une des plus longues dans la vie de Servaz. Tandis que David et lui roulaient sous les violentes averses, au milieu des grondements du tonnerre, des rafales de vent et des éclairs, il se fit la réflexion, enfoncé dans son siège, la sueur lui piquant les yeux sous le pansement trempé, que le temps était exactement le même que la nuit où ils avaient découvert le corps de Claire dans sa baignoire.

— Jolie comédie, dit-il d’une voix qu’il essaya vainement de rendre ferme. J’ai failli me laisser prendre.

— Vous vous êtes laissé prendre, rectifia son voisin.

— Où est-ce qu’on va ?

— Vous ne tenez pas à entendre mes aveux, commandant ?

— Je t’écoute.

Ils contournèrent un nouveau rond-point en tanguant dangereusement. Un klaxon furieux déchira la nuit dans leur sillage.

— J’ai tué Claire Diemar, et Elvis, et Joachim Campos, et plusieurs autres, dit David en élevant la voix pour couvrir le vacarme… Ils ont eu ce qu’ils méritaient. Moi, c’est ce que je dis. Et vous, commandant, vous dites quoi ?

— Pourquoi, David ?

En guise de réponse, le jeune homme saisit la main gauche de Servaz et la glissa sous son tee-shirt en un geste d’une surprenante intimité. Un frisson parcourut le policier lorsqu’il sentit au bout de ses doigts comme un gros bourrelet de chair barrant toute la largeur de l’abdomen.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une spécialité asiatique. Seppuku à la japonaise. Quand j’avais quatorze ans… Mais je n’ai pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. En même temps, avec un couteau émoussé, c’est moins commode qu’avec un sabre bien affûté, pas vrai ? (Un petit ricanement sec.) N’est pas Mishima qui veut, conclut-il amèrement.

Un instant, Servaz s’en voulut de n’avoir aucune compétence particulière pour faire face à ce genre de comportement, d’être en somme flic — pas psychiatre.

— Vous connaissez la question de Camus, n’est-ce pas, commandant ?

— « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la seule question fondamentale de la philosophie », cita Servaz mécaniquement. Je ne suis pas sûr de suivre. C’est ça, l’idée, David : on va se tuer en voiture ?

Le silence pour toute réponse. Servaz déglutit. Il lui fallait trouver un moyen de stopper cette folie. Mais lequel ? Il ne voyait rien, il était prisonnier d’une coque de métal lancée à tombeau ouvert sous la pluie et il n’avait pas le moindre contrôle sur la situation.

— Et pourquoi pas ? Ce sera à la fois mes adieux et mes aveux, dit son chauffeur d’une voix glaciale. Notez l’assonance… Des aveux signés d’un paraphe de sang et de métal.

Servaz réussit à baisser sa vitre. Il se sentait nauséeux. De grosses gouttes le frappèrent au visage. Il inspira à grandes goulées l’air humide, emplissant ses poumons. Il se demanda ce qui se passerait s’il sautait en marche.

— Je vous déconseille de descendre maintenant, dit David à côté de lui. Il y a des arbres et des poteaux électriques partout. Il y a de grandes chances pour qu’on retrouve votre tête d’un côté et votre corps de l’autre. Je ne pense pas que Margot apprécierait le spectacle.

Il remonta la vitre.

— Tu n’as pas répondu à ma question : pourquoi ?

— Connaissez-vous une seule personne véritablement innocente, commandant ? Je vous mets au défi d’en trouver une.

— Arrête ce baratin. Pourquoi toi, David ? Tu n’es pas le seul rescapé de cet accident… Pourquoi pas Virginie, Hugo ou Sarah… ? Ou est-ce pour venger les autres, celui qui se déplace avec des béquilles, par exemple ? Ou cet autre qui est dans un fauteuil roulant ? Le… Cercle, c’est ça ?

Cette fois, il avait obtenu une réaction. David lui lança un regard où affleurait la surprise.

— Vous êtes un homme étonnant, commandant. Je ne pensais pas que votre enquête vous mènerait si loin. Mais ils sont innocents. Je suis le seul coupable. Eux n’ont fait que fantasmer, imaginer, rêver…

— Vous en aviez parlé, Hugo et toi ? De ce que tu t’apprêtais à faire ? Tu t’étais confié à lui ? C’est ça ? Vous échangiez des idées, pas vrai ? Il était au courant de tout…

— Ne mêlez pas Hugo à ça ! Vous l’avez déjà assez persécuté comme ça. Hugo n’a rien à voir là-dedans !

— Hugo t’a appelé, il t’a répété ce que je venais de lui dire, que j’étais tout près, que je savais pour l’accident de bus, que j’allais m’en prendre aux membres du Cercle…

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Il y avait deux personnes dans la voiture de Joachim Campos, selon un témoin, dit Servaz.

Ses phalanges étreignaient la poignée de la porte. Il se tenait prêt à sauter au moindre ralentissement.

— Et Bertrand Christiaens a été balancé dans la Garonne par plusieurs personnes, dit-il.

— La mort de Christiaens n’a rien à voir avec le reste, lança cette fois David. Mais avouez que c’est quand même une sacrée ironie du sort ce qui lui est arrivé…

— Tu mens.

— Quoi ?

— Tu as assisté au meurtre de Bertrand Christiaens, quand plusieurs membres du Cercle se sont fait passer pour une bande de marginaux toxicos et ivres, tu as même témoigné de ce que tu avais vu devant la police ce soir-là : ton nom est cité dans le rapport de police… Et tu étais dans la Mercedes de Joachim Campos avant sa mort — mais je parierais que ce n’est pas toi qui lui as tiré dans la tempe. Tu as aussi assisté à la mort d’Elvis, quand ils l’ont donné à bouffer aux chiens, en fumant cigarette sur cigarette dans les buissons. Mais tu n’as pas tué Claire Diemar… Parce que je sais qui l’a fait.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Comment Hugo s’y est-il pris pour te mettre dans cet état ? Comment s’y prend-il pour manipuler les gens, hein ? Comment t’a-t-il convaincu d’écrire cette phrase à sa place dans le cahier ?

Le silence à côté de lui, et une respiration sifflante. Puis la voix, très calme :

— Vous vous trompez. Ce n’est pas Hugo qui m’a mis dans cet état, comme vous dites. C’est mon père, mon frère, ma putain de famille… Tous ces gens sûrs d’eux-mêmes qui ne doutent jamais, tous ces foutus arrivistes aux yeux de qui j’étais un raté, un minable… Hugo a fait tout ce qu’il a pu pour m’aider. Hugo m’a sauvé. Il m’a fait comprendre que même quelqu’un comme moi avait sa place, que les autres ne valaient pas mieux que moi, qu’ils étaient même pires… C’est mon frère, vous comprenez ? Mon grand frère. Le vrai. Celui que j’aurais dû avoir. Je ferais n’importe quoi pour lui…