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Servaz devina que David était désespérément sincère, cette fois. Et cette sincérité l’effraya. Hugo avait sur lui un ascendant, une emprise mortelle : mortelle pour tous les deux…

— Eh oui, vous avez vu juste : c’est mon écriture dans le cahier. Et c’est mon ADN qu’on trouvera sur les mégots. À partir de là, tout le monde croira que c’était moi le coupable. Et le fait que je vous ai entraîné dans ma mort ne fera que le confirmer. Je ne vous laisserai pas vous en prendre aux autres…

Les doigts de Servaz cherchèrent les bords du pansement, il tira dessus. D’abord la peau suivit, puis les bouts de sparadrap se détachèrent. Il ouvrit les paupières, les yeux pleins de chaudes larmes qui roulèrent sur ses joues.

Des lueurs… à travers le brouillard de ses larmes et de la pluie inondant le pare-brise… Il voyait !

C’était encore flou, mais il voyait. Il mit du temps à accommoder Les phares des voitures arrivant en sens inverse l’aveuglaient, l’obligeant à fermer les paupières. L’œil pourpre et tremblant d’un feu rouge apparut, à travers le va-et-vient des essuie-glaces et les trombes d’eau. Il se colla à son siège quand David le grilla.

— Putain de merde ! hurla-t-il.

Le jeune homme tourna brièvement la tête dans sa direction.

— Qu’est-ce que vous foutez ? Vous avez enlevé votre…

— David, tu n’es pas obligé de faire ça ! Je témoignerai en ta faveur ! Je dirai que tu as agi sous influence ! Et les psys te déclareront irresponsable ! Tu seras soigné et tu ressortiras ! Libre ! Guéri !

Un rire tonitruant lui répondit.

— Écoute-moi, merde ! On peut te soigner ! David, je sais que tu es innocent ! Que c’est Hugo qui t’a manipulé ! Tu veux mourir avec ce poids sur la conscience ? Devenir un monstre aux yeux de tous pour l’éternité ?

Un panneau de sens interdit : la bretelle de sortie de l’autoroute ! Servaz sentit tout son sang descendre vers son ventre et ses jambes, tout son corps se plaquer instinctivement contre son siège… ILS ALLAIENT EMPRUNTER L’AUTOROUTE À CONTRESENS !

— Putain, ne fais pas ça ! NE FAIS PAS ÇA !

Irène contemplait le ballet des voitures de police par les portes béantes de l’ambulance. La lueur tournoyante des gyrophares balayait par intermittence l’intérieur du véhicule. Elle glissait sur les flaques d’eau et passait sur le visage de l’urgentiste assis à côté d’elle. Il contrôlait les tuyaux qui la reliaient à un tas d’appareils.

— Comment vous vous sentez ?

— Ça va.

Elle refit le numéro de Martin, sans plus de résultat. Elle tombait chaque fois sur son répondeur. Elle se demanda s’il s’était endormi. Sentit la nervosité la gagner. Elle devait à tout prix l’informer de ce qu’elle avait lu dans le dossier de Jovanovic.

Marianne…

Il n’était pas difficile de deviner son mobile. Le seul possible. Elle avait fait espionner Martin pour protéger Hugo, pour savoir où en était l’enquête. Parce qu’elle aurait fait n’importe quoi pour son fils et le seul homme qui lui restât. Mais en s’adressant à quelqu’un comme Zlatan Jovanovic, elle avait fait un pas de plus vers l’illégalité. Ziegler avait remporté une victoire, mais elle lui laissait un goût amer en pensant à Martin, à sa réaction quand il apprendrait la vérité. Même s’il ne le montrait pas, Martin était fragile. C’était un homme blessé depuis l’enfance. Un homme perdu. Un survivant. Comment allait-il prendre ce nouveau coup ? Soudain, elle s’aperçut que l’urgentiste regardait dehors avec des yeux grands ouverts et un sourire encore plus vaste.

— Oui ? dit-il à la personne qui se tenait debout devant l’ambulance.

Ziegler tourna la tête et elle vit Zuzka qui l’observait avec une moue inquiète. Ses longs cheveux noirs cascadaient sur un blouson en cuir crème très court et elle portait en dessous un grand nombre de colliers et de breloques, un débardeur qui laissait son nombril à l’air et un short imprimé encore plus court. Son rouge à lèvres était aussi brillant qu’un néon. Pendant une demi-seconde, Ziegler oublia tout le reste.

— Je peux y aller ? dit-elle.

Le regard de l’urgentiste allait de l’une à l’autre ; il avait l’air de se demander avec laquelle il aurait préféré passer la nuit, même si la blonde, avec ses hématomes partout et le gros pansement qui lui faisait comme un masque en forme de croix au milieu de la figure n’était pas sous son meilleur jour.

— Euh… il faudrait voir un ORL, et puis faire examiner votre dos et vos côtes…

— Plus tard.

Elle sauta à bas de la civière puis de l’ambulance, prit Zuzka dans ses bras et l’embrassa en inclinant la tête plus que d’ordinaire à cause de son « masque ». La langue de sa compagne avait un goût doux-amer de Campari, de rye et de vermouth. Manhattan, conclut Ziegler. Zuzka était venue directement de sa boîte de strip-tease : le Pink Banana, dès qu’lrène l’avait appelée. L’urgentiste les observait. Avec les deux, répondit-il mentalement. Avec les deux et en même temps.

Servaz heurta la portière quand ils prirent le tournant à une vitesse absolument dingue et il pria presque pour qu’ils versent avant d’avoir atteint l’autoroute. Mais il vit le ruban d’asphalte se précipiter vers eux et des phares approcher au loin dans la nuit, là où l’autoroute décrivait un grand virage. Il eut un mouvement de déglutition involontaire. La voiture quitta la bretelle et s’élança sur la voie centrale à contresens. Servaz sentit son scrotum se contracter, il aperçut des voitures de l’autre côté du terre-plein central — elles roulaient dans le même sens qu’eux !

— David, je t’en supplie, réfléchis ! Tu peux encore arrêter ça ! Ne fais pas ça, bon Dieu ! Attentioooonnnnn !

Un hurlement de klaxons devant eux. Des appels de phares pris de frénésie. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, les deux voitures qui les avaient croisés continuaient leur route en faisant hurler leurs avertisseurs paniqués dans la nuit. La sueur coulait comme de l’eau sur son visage. Elle lui brûlait la rétine. Il l’essuya d’un revers de manche.

— David ! Réponds-moi, merde ! Dis quelque chose ! Tu vas nous tuer, putain !

David fixait la route et Servaz ne lisait rien dans ses yeux sinon leur mort certaine. Ses mains étreignaient si fort le volant que ses jointures en étaient blanches. La lueur du tableau de bord se reflétait dans la barbe blonde du jeune homme. Et dans son regard humide. Servaz comprit à quel point il était loin. Il fixa l’autoroute devant eux, balayée par les averses, attendant l’apparition du prochain véhicule, tous ses sens concentrés sur la collision prochaine, certaine, inévitable.

Il s’enfonça dans son siège en voyant apparaître de nouveaux phares au loin. De nouveaux appels lumineux lorsqu’en face on comprit qu’ils roulaient à contresens. Des phares plus hauts sur la chaussée… Plus puissants… Brouillés par la pluie… Un barrissement assourdissant déchira la nuit. Oh, non ! Un poids lourd ! Bien qu’aveuglé par ses phares surpuissants, Servaz le vit qui essayait de se déporter pesamment sur l’autre voie, vit sa silhouette massive se déplacer avec une lenteur exaspérante d’une voie à l’autre, vit les gigantesques gerbes d’eau soulevées par les multiples roues tourbillonnantes du mastodonte. Il entendit les changements de régime du moteur, les protestations de la boîte de vitesse, les appels de phares déchaînés et aveuglants cisaillèrent douloureusement ses nerfs optiques. Il se tassa sur lui-même, guettant le moment où David donnerait un coup de volant et les précipiterait sur le monstre d’acier, attendant l’effroyable choc.